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à une science spéciale si l’on ne vise qu’à des faits particuliers ou à des vérités de détail ; mais pour poser à cette science des problèmes nouveaux, pour en renouveler les méthodes, il faut s’élever au-dessus d’elle.

L’histoire littéraire est devenue, elle aussi, une spécialité. Voyez si elle y a gagné. Le spécialiste dédaigne les travaux littéraires et la critique originale. Il prendra un de nos écrivains, l’étudiera en détail, n’étudiera que lui. Mais comme on ne peut guère comprendre et juger la pensée d’un auteur qu’à la condition de le comparer à beaucoup d’autres, ce n’est pas de la pensée qu’il se souciera, soyez-en sûrs. Que lui reste-t-il ? la personne, et les anecdotes qu’il pourra recueillir sur elle. Il citera des faits insignifiants, mais inédits ; il est le premier à les raconter, de là leur importance. Il collectionnera les papiers et les documents, oubliant que l’inédit doit se trouver dans l’esprit, non dans les vieux parchemins. Le style et la manière d’un auteur ne le préoccuperont guère : parlez-moi de son acte de naissance ! L’histoire de notre littérature nationale, après avoir formé des écrivains, ne donne plus que des scribes.