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et acclamations le soleil levant, avant même que celui qui décline se soit entièrement perdu sous l’horizon.

J’ai dit que ma mère avait une prudence consommée qui ne lui faillit qu’une seule fois dans sa vie. Voici comment : — C’était au commencement de l’année 1809. Il y avait déjà long-temps qu’elle était attachée à la personne de Joséphine, première femme du grand empereur, près de laquelle elle avait retrouvé la molle existence de sa jeunesse, bien que la nouvelle cour eût des goûts un peu moins épicuriens que l’ancienne, lorsqu’elle s’attira sans y penser la plus terrible des disgrâces. Depuis l’imprudence de son aïeule, on s’était fait une loi dans la famille de s’abstenir désormais de tout sang princier, et cette loi, ma mère l’avait religieusement observée, alors même qu’elle n’avait plus à redouter la vengeance d’une royauté victime elle-même d’une cruelle persécution. Or, il arriva qu’à l’époque que j’ai indiquée plus haut, elle se trouva enceinte de moi ; et par une de ces bizarres et irrésistibles envies assez ordinaires aux jeunes femmes qui sont en cet état, elle voulut à toute force goûter d’un sang qu’elle jugeait plus exquis que celui dont elle s’était nourrie jusqu’alors. Ce ne fut pas pourtant sans de grandes irrésolutions qu’elle arriva à exécuter ce projet. Elle hésita long-temps ; long-temps elle imposa silence à cet amour désordonné du boire et du manger que les hommes appellent gourmandise. Mais un matin qu’elle aperçut la princesse encore à moitié endormie, avec un de ses beaux bras nus sorti de la couverture, et pendant mollement le long des draperies de pourpre brochée d’or, à la vue de cette chair délicate et molle, de cette peau blanche et transparente qui laissait distinguer un long réseau de veines bleues où l’on voyait courir un sang pur et vermeil, la tentation devint si forte qu’il lui