Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hautes sphères gouvernementales, nouvelles dont on ne savait rien par les journaux.

Pourtant, la comtesse l’interrompit à plusieurs reprises, et justement au moment où le récit semblait devenir le plus émouvant :

— Stiépane, prenez garde, lui dit-elle en français, faisant à la dérobée un signe de tête du côté des domestiques qui servaient, conservant leur impassibilité habituelle.

Après le dessert on passa au salon. Le comte s’assura que toutes les portes étaient closes, puis il dit solennellement : « Stiépane ! vous pouvez parler ! »

Véra était assise sur les genoux de son nouvel oncle, devenu promptement son ami ; on ne fit aucune attention à l’enfant, supposant qu’elle était incapable de comprendre la chose.

— C’est fait ! L’empereur a signé le projet qui lui a été présenté par la commission ! prononça l’oncle avec solennité.

La comtesse, qui versait en ce moment le café, laissa tomber ses bras devenus inertes ; une des petites cuillères tinta contre une soucoupe et quelques gouttes de café tombèrent sur le riche tapis de table.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-elle, se renversant dans un fauteuil et se couvrant le visage des deux mains.

Tout le monde restait atterré.

— Est-il possible que la chose soit tout à fait décidée ? demanda le comte d’une voix qui voulait être calme.

— Tout à fait et sans rémission ! Au commencement de février, le manifeste sera envoyé dans toutes les églises paroissiales pour être lu au peuple le 19, répondit l’oncle en remuant son café.

— Alors il ne nous reste plus qu’à espérer dans la miséricorde divine, dit le comte avec un soupir.

Un silence de mort régna dans le salon pendant quelques instants.

— Mais enfin, Messieurs, cela dépasse toute mesure ! c’est du vol organisé ! dit tout à coup un vieil oncle du comte, frappant du poing sur la table et bondissant de sa place, l’œil en feu et son visage, encadré de cheveux blancs, rouge de colère.

— Au nom du ciel, ne criez pas si fort, mon oncle ! Les domestiques peuvent entendre ! supplia la comtesse effrayée.

— Mais enfin, expliquez-moi comment tout cela va se passer. Aura-t-on désormais le droit de ne plus nous obéir ? interrogea la vieille tante Arina Ivanovna, se mêlant à la conversation.

— Ma sœur, ne dis pas de bêtises, lui répondit le comte en l’éloignant d’un geste impatient. Laisse-nous causer sérieusement avec Stiépane.