Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/358

Cette page n’a pas encore été corrigée

un sourire amer et sarcastique tordait sa bouche ; les lèvres rouges et épaisses produisaient une impression désagréable par leur contraste avec le haut du visage. Des mouvements nerveux contractaient ses traits et agitaient ses mains.

Seul, il n’avait pas manifesté de joie à la vue de ses camarades et son regard n’avait cherché aucune figure amie parmi les assistants. Il suivait avec une attention intense le réquisitoire et prenait des notes : les paroles les plus blessantes n’avaient pu le faire départir de son calme apparent.

Une interruption d’une heure et demie suivit ce discours. On emmena les accusés ; les sénateurs, les avocats et le public se hâtèrent d’aller déjeuner.

À la rentrée, ce fut le tour des avocats. Ce n’est point chose facile de défendre une cause politique, quoique ce soit le meilleur moyen pour un ambitieux de se faire un nom ; mais il suffit à l’avocat de parler avec feu et conviction pour se voir classé parmi les suspects. Beaucoup se souviennent encore de discours éloquents suivis d’exil administratif. Cependant, il faut dire à l’honneur du barreau, qu’il s’y trouve toujours des hommes assez généreux pour se mettre au service des accusés politiques, sans aucun espoir de rémunération. Cette fois encore des avocats s’offrirent à assumer la responsabilité d’une cause ingrate ; ils ne firent aucun effort pour disculper leurs clients de participation au mouvement révolutionnaire et se contentèrent de chercher à leurs actes des mobiles nobles et désintéressés : ils se permirent même de développer les théories les plus hardies et d’employer des expressions admissibles seulement dans un procès politique.

Le président essaya maintes fois de les interrompre, ses efforts furent vains : à chaque reprise ils émettaient des opinions de plus en plus audacieuses.

La sympathie du public pour les accusés allait toujours croissant. Quelques-uns des assistants venus par curiosité entendaient avec étonnement des théories auxquelles ils ne s’étaient jamais arrêtés.

De même que Véra tenait pour certain que le socialisme seul peut résoudre tous les problèmes, de même ils avaient accepté de bonne foi l’opinion générale que les nihilistes sont des fous. Aussi n’est-il pas surprenant qu’éclairés sur les idées de ces terribles nihilistes, et ne voyant devant eux, au lieu des monstres qui hantaient leur imagination, que de pauvres jeunes gens ardents au dévouement et pleins d’abnégation, un nouvel horizon s’ouvrît devant eux. Le point de vue avait changé : du mépris et du sarcasme d’autrefois il ne restait qu’une grande bienveillance qui risquait fort de se transformer en enthousiasme.

Seuls les juges gardaient leur impassibilité habituelle. L’éloquence de la défense les touchait peu. Ils avaient reçu des instructions précises et il était