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cinq ans de passer de chambre meublée en chambre meublée, j’étais fort sensible au plaisir d’avoir enfin mon « chez moi ». On sonna dans l’antichambre. Qui cela pourrait-il bien être ? me demandai-je, en repassant dans ma mémoire mes nombreuses connaissances, et jetant au miroir un regard un peu inquiet sur l’état de ma toilette.

La porte s’ouvrit et une jeune femme entra ; elle était grande, et vêtue d’une simple pelisse de drap. Je ne distinguais pas ses traits, d’autant moins qu’un châle noir cachait presque entièrement son visage, ne laissant voir qu’un petit nez régulier et rougi par le froid. Je me levai et accueillis avec empressement ma visiteuse, tout en l’interrogeant du regard.

— Pardonnez-moi de vous déranger et d’être venue sans vous connaître, dit la jeune femme.

Je suis Véra Barantzew. Il est douteux que vous vous souveniez de mon nom, quoique nos parents aient été voisins de campagne. J’ai lu dernièrement un article où l’on parlait de vous. Je sais que vous avez étudié à l’étranger ; on dit que vous êtes sérieuse et bonne, et l’idée m’est venue que vous pourriez me venir en aide par vos conseils.

Tout cela fut dit d’un trait et d’une voix extrêmement agréable.

J’étais confuse et, en même temps, flattée par cette preuve de ma bonne renommée.

Pour la première fois une personne inconnue venait me demander conseil.

— Je suis très heureuse de vous voir. Asseyez-vous et ôtez votre pelisse…

J’étais moi-même intimidée, cherchant mes mots.

Véra enleva son châle. Je fus saisie à l’aspect d’une véritable beauté.

— Je suis seule au monde et libre de toute attache. Ma vie personnelle est finie. Je n’attends et ne veux plus rien pour moi-même. Mais mon désir ardent et passionné est d’être utile à la cause. Dites-moi, indiquez-moi ce que je dois faire…, s’écria tout d’un coup la jeune fille sans préambule et allant droit au but de sa visite.

Venant d’une autre, ces paroles étranges, inattendues, eussent pu m’impressionner désagréablement, me sembler destinées à produire un effet voulu ; mais Véra parlait avec tant de simplicité, et j’entendais dans sa voix une note si sincère, si émue et suppliante, que je ne fus nullement surprise.

Cette belle fille, au corps souple et élancé, au visage d’une pâleur mate et aux yeux bleus et rêveurs me devint tout à coup extraordinairement chère et sympathique. Je n’avais qu’une crainte, celle de ne pas justifier sa confiance, ne pas savoir répondre à son appel et ne pas pouvoir lui donner un conseil utile.