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QUELQUES MOTS D’HISTOIRE


Le premier fait qui frappe l’homme sincère dans ses études sur les évolutions contrastées de l’Homme et de la Terre est l’unité définitive s’accomplissant dans l’infinie variété des contrées du monde habitable. L’histoire se composait jadis d’histoires distinctes, locales et partielles, ne convergeant point vers un centre commun : pour les gens de l’Occident, elles gravitaient autour de Babylone ou de Jérusalem, d’Athènes ou d’Alexandrie, de Rome ou de Byzance ; pour les Asiates, elles avaient les foyers distincts de Cambalou, Nanking, Oujein, Bénarès ou Delhi ; tandis que dans le Nouveau Monde, alors inconnu de l’Ancien, des peuples regardaient les uns vers Tezcuco ou Mexico, les autres vers Cuzco ou Cajamarca, et que des milliers de tribus sauvages imaginaient pour centre du monde un groupe de huttes blotti dans la forêt, peut-être même une simple cabane au milieu des prairies, une roche, un arbre sacré auquel pendait quelques étoffes. Maintenant l’histoire est bien celle du monde entier : elle se meut autour de Séoul et sur les bords du golfe de Petchili, dans les forêts profondes du Caucase et sur les plateaux abyssins, dans les îles de la Sonde et dans les Antilles aussi bien que dans tous les lieux fameux considérés jadis comme les « ombilics » du grand corps terrestre. Toutes les sources du fleuve, autrefois distinctes et coulant souterrainement dans les cavernes, se sont unies en un seul lit, et les eaux se déroulent largement à la lumière du ciel. De nos jours seulement l’histoire peut se dire « universelle » et s’appliquer à toute la famille des hommes. Les petites patries locales perdent de leur importance relative en proportion inverse de la valeur que prend la grande patrie mondiale. Les frontières de convention, toujours incertaines et flottantes, s’effacent graduellement, et, sans le vouloir, le patriote le plus ardent devient citoyen du monde : malgré son aversion de l’étranger, malgré la douane qui le protège contre le commerce avec le dehors, malgré les canons affrontés des deux côtés de la ligne tabouée, il mange du pain qui lui vient de l’Inde, boit un café qu’ont récolté des nègres ou des Malais, s’habille d’étoffes dont l’Amérique envoie la fibre, utilise des inven-