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L. ANDRËIEF. — C ÉTAIT...

tion de poésie désolée, fausse et faible parce qu’artificielle, mais singulièrement caractéristique de ce charme mystérieux de beauté qui s’attache à l’idée la plus pure et la plus vaste de la douleur, à l’idée d’une douleur inexplicable, répandue dans le monde par sa Cause inconnue, de telle façon que la nature inférieure elle-même en a conscience et en gémit et qu’elle déchire de doutes angoissés l’esprit humain dont l’inutile interrogation s’élève sans trêve dans le silence formidable de l’infini. N’est-elle pas mystérieuse, la souffrance delà femme la plus attachante dans l’œuvre d’Alexandre Manzoni ?

« Toi, fille de la race royale des oppresseurs, qui eut pour courage le nombre, pour raison l’offensé, pour droit le sang, pour gloire d’être impitoyable, la bienfaisante souffrance te plaça ’ parmi les opprimés 1 »

Assurément, le poète n’a pas songé à éclaircir les lois de la souffrance par ce bienfaisante qui paraît sanctionner une douleur imméritée, annuler, en les compensant entre elles, les souffrances des innocents. Mot cruel, il est l’indice d’une loi historique créatrice d’une douleur qui paraît injuste à notre esprit et qui a donc une raison profonde et mystérieuse ; mot cruel, il est, de tous, le plus impressionnant, justement parce qu’il retentit dans notre âme avec tant d’amertume ! Voici la longue théorie des pèlerins polonais qui passent en chantant les litanies de Mickievvicz : « Par toutes les plaies, les tortures et les larmes des prisonniers, des proscrits et des pèlerins polonais, délivrez-nous, Seigneur ! » Si la malheureuse Pologne recouvrait un jour l’indépendance, l’art polonais trouverait-il dans la joie les inspirations sublimes qui firent sa gloire dans la douleur ? En Italie, on en peut douter : quând l’âme italienne donna à la douleur nationale une expression ‘ artistique, elle trouva des accents immortels ; et que trouva-t-elle au contraire quand l’indépendance et l’unité de la patrie furent emportées de haute lutte ?-Quel fut le grand artiste de cette joie, sinon Dieu seul, qui donna aux événements eux-mêmes l’élan et la splendeur d’un poème ?

Antonio Fogazzaro.

Traduit par Rohert Leger.)

(A suivre.)


III

Dans les champs et les jardins, la neige gisait encore ; mais déjà elle avait été balayée dans les rues, où, par endroits, les voitures commençaient même à soulever un peu de poussière. Le soleil versait dans la chambre une vraie pluie de lumière ; et cette lumière était si chaude que déjà parfois l’on avait à s’en garer, comme en été. Aussi ne parvenait on pas à comprendre que, dehors, derrière les fenêtres de la chambre, l’air restât frais, aigre et piquant. Au reste, le bruit de la rue ne pénétrait guère dans la clinique, à travers les doubles fenêtres ; mais quand, le matin, on ouvrait la partie supérieure de ces fenêtres, tout à coup, sans transition, s’y précipitait le vacarme joyeux, bruyant, et comme ivre, des moineaux. Tous les autres bruits s’effaçaient devant celui-là ; et lui, solennellement, il se répandait à travers les corridors, descendait les escaliers, faisait vibrer les éprouvettes de verre du laboratoire. Les malades souriaient involontairement ; et le père diacre, se mettant une main sur les yeux, étendait l’autre main et murmurait à ses voisins :

— Les moineaux ! entendez-vous les moineaux ?

La fenêtre se refermait, le mince cri enfantin des moineaux mourait aussi soudainement qu’il était né, et la chambre retombait à son silence ordinaire.

Mais à présent les malades s’approchaient plus souvent des fenêtres, et y stationnaient longtemps, frottant les vitres de leurs doigts. Ils n’avaient plus le même entrain à mesurer leur température. Et tous ne parlaient plus que de l’avenir. Cet avenir leur apparaissait à tous clair et beau.

Tel il apparaissait même à ce petit garçon de la douzième chambre qui, quelques jours auparavant, avait dû être transporté dans un cabinet spécial, où les infirmières racontaient qu’il était en train d’agoniser. Bon nombre des malades l’avaient vu, quand on l’avait enlevé de la douzième chambre, avec tous les draps de son lit : on l’avait emporté la tête la première, et il restait étendu, immobile, promenait seulement d’un objet sur l’autre ses grands yeux noirs ; et dans ces yeux se lisait un regard si étrange et si affreux à la fois que tout le monde s’était détourné pour y échapper. Et tout le monde, dès lors, avait deviné que l’enfant allait mourir ; mais l’idée de sa mort n’émouvait ni n’effrayait personne : car la mort était ici une chose aussi ordinaire et aussi