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il n’en sera pas de même de leurs enfants. La loi les obligera à envoyer ceux-ci aux écoles publiques et c’est là que l’américanisation s’effectuera. L’école est pour la société américaine une garantie de conservation, et particulièrement à l’égard des enfants de l’étranger qu’elle a reçu hier. Elle est comme un tamis qui arrête au passage toutes les impuretés. Non seulement elle forme l’esprit par les excellentes méthodes d’enseignement qui y sont suivies, mais elle est une admirable éducatrice sociale, et développe dès la première heure chez l’élève ce sentiment de civisme qui joue un si grand rôle dans la vie américaine. New-York a dû s’armer d’un système d’enseignement primaire à toute épreuve pour résister à la marée d’ignorance et de tares morales que l’Europe lui rejette, car elle garde une bonne partie des émigrés qui abordent dans son port. Certaines écoles du East side sont composées d’une majorité d’enfants étrangers. La rigoureuse discipline à laquelle ils sont assujettis est presque militaire. Les principes du civisme et l’esprit de la constitution américaine leur sont enseignés avec un soin tout particulier. Chaque matin, à leur arrivée, une cérémonie imposante a lieu : le salut au drapeau américain, accompagné de chants patriotiques, et c’est un honneur très envié des petits Italiens que d’avoir à tenir le drapeau étoile. Les enfants qui sont élevés ainsi feront plus tard de très bons citoyens américains ; l’école les a isolés pour toujours du pays de leurs parents, et au bout de la troisième génération ils n’en sauront même plus la langue.

La même américanisation s’opère à la longue chez les juifs qui, eux aussi, ont leur quartier à New-York. Ils ont un esprit de clan plus accentué encore que les Italiens. Ils parlent une sorte de jargon, moitié allemand, moitié russe, connu sous le nom de langue yddish, et aussitôt qu’on met le pied dans le ghetto, on n’y entend plus parler un seul mot d’anglais. Ils conservent là les mêmes mœurs et la même physionomie que dans leur pays. Leurs vêtements sont déguenillés et leurs intérieurs sordides. Hester street, une des rues les plus fréquentées du ghetto, présente le matin un aspect fort pittoresque. Le bord des trottoirs est encombré de charrettes, où il se vend de tout, et parmi les peddlers ou marchands ambulants qui se tiennent là, on retrouve ces admirables têtes bibliques des eaux-fortes de Rembrandt. Les yeux ont cette étrange expression hébraïque, qui semble porter en elle le mystère des civilisations mortes de l’Orient. Les barbes des juifs slaves sont d’un blond roux, presque rose ; on en voit d’autres, longues et bouclées, d’un noir admirable. Les femmes, jeunes ou vieilles, portent des perruques comme la religion de Moïse le veut. La rue, avec son marché quotidien ; l’intérieur des sweat-shops, où se fabriquent des milliers de vêtements par jour, tout, d’un bout à l’autre du ghetto, est empreint de cette intensité de vie qui est si caractéristique chez la race juive. D’autre part il y règne la plus stricte orthodoxie. Le vendredi, dès le coucher du soleil, les synagogues regorgent de fidèles ; le lendemain, le sabbat est scrupuleusement observé, et le dimanche est jour ouvrable. Les juifs ne mangent que la viande tuée selon les rites consacrés. Ils n’achètent de volaille que vivante, et chez les marchands se trouve une petite salle où le rabbin vient chaque jour tuer les bêtes à mesure qu’elles sont vendues. Il les attache par les pattes au-dessus d’une auge, récite une prière, prend un petit couteau tranchant comme un rasoir, et coupe la gorge de l’oiseau à l’endroit de l’artère. Il ne lui est permis de faire qu’une incision, et la bête meurt presque aussitôt, perdant à peine quelques gouttes de sang. Exécutée ainsi, elle est kosher, c’est-à-dire qu’elle a été tuée selon les rites et sans torture.

Les juifs ont aussi leurs bains orthodoxes, où ils vont se baignera des époques déterminées, en récitant des prières. La femme doit aller s’y purifier chaque mois, et son mari ne peut pas approcher d’elle, avant qu’elle en revienne. Ils ont enfin leurs journaux, publiés en hébreu, qui atteignent un tirage de 40 à 50000 exemplaires ; leurs théâtres, où les pièces sont jouées en langue yddish, et leurs écoles, qui portent le nom de chaider, et où les enfants dès l’âge de quatre ou cinq ans commencent à apprendre l’hébreu. C’est la première instruction que ceux-ci reçoivent.

Le chaider se trouve dans une arrière-boutique, ou bien dans la synagogue elle-même. Le rabbin y réunit une dizaine de petits gamins en haillons, et sur une vieille table boiteuse leur apprend à lire le Talmud ou le Pentateuque. Les parents tiennent beaucoup à ce qu’ils reçoivent cet enseignement religieux, afin de perpétuer chez eux l’esprit orthodoxe. Mais ils sont obligés par la loi à les envoyer bientôt à l’école publique, et dès lors ils n’ont plus de prise sur eux. La transformation commence à s’opérer. Les enfants des juifs russes se distinguent particulièrement dans les classes. Fils de paysans misérables et sans instruction, qui sont venus d’un pays encore très jeune, ils montrent des aptitudes intellectuelles plus fortes que les descendants d’une race d’Europe usée par des siècles de culture et de civilisation. Ils s’américanisent très facilement, au grand désespoir de leurs parents qui s’efforcent de maintenir chez eux les principes de la vieille religion, mais ils ne les écoutent pas et les considèrent comme des niais. La facilité que le juif a toujours montrée pour s’adapter au milieu dans lequel il a été amené à se fixer se remarque aux Etats-Unis plus encore qu’en tout autre pays d’Europe.