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ulation étrangère se grossit des nouveaux arrivants, et se reproduit avec abondance, surtout chez les Italiens. Le recensement de 1890 a évalué à 26,35 sur 1 000 la moyenne de la natalité chez l’une, et à 38,29 chez l’autre. Dans une ville comme New-York, où la vie se partage entre les affaires et le plaisir, la classe élevée est à peu près stérile. Or si, d’après une loi sociologique établie, la population s’accroît en raison inverse de sa densité, les émigrés ne s’en reproduisent pas moins avec rapidité et exercent une poussée de plus en plus forte sur la population native, en comblant la lacune que normalement celle-ci devrait remplir. Il y a là pour l’Amérique un problème inquiétant, qui a soulevé une active campagne dont le président Roosevelt est un des plus ardents leaders. De pareilles tendances aboutiraient à la longue au « suicide de la race ».

Maintenant que nous connaissons les dangers auxquels l’immigration expose les États-Unis, voyons si le pays est armé contre eux. Prenons un groupe d’Italiens au moment où ils débarquent, et suivons-les dans la vie nouvelle qu’ils vont commencer. Ils arrivent de Naples, et à l’entrée du port de New-York ils sont pris à bord de leur steamer, pour être transportés au moyen de grosses barques sur l’île d’Ellis où sont installés les bureaux de l’immigration. La traversée ne les a pas démarqués. Le soleil d’Italie semble les avoir accompagnés. Il est encore là sur leur joue bronzée ; il brûle au fond de leurs ardentes prunelles, et l’imagination n’a pas grand’peine à les voir dans un autre décor que le gris estuaire de l’Hudson ; elle se plaît à les encadrer des splendeurs de la baie de Naples, à les noyer dans les arômes des bois de Sorrente. Ils parlent bruyamment, s’interpellent, gesticulent avec une vivacité tout italienne. La plupart d’entre eux sont des paysans sans instruction ; certains ont l’esprit contaminé de socialisme ou d’anarchie ; tous portent dans l’âme le pli héréditaire de la civilisation du vieux monde. Leur petit bagage à la main, ils défilent un par un devant les inspecteurs, répondent à la série des questions traditionnelles, ouvrent leur bourse et en étalent le contenu. S’ils sont admis, ils débarquent bientôt à New-York pour s’y fixer ou pour repartir plus loin. Restons avec ceux que la ville va garder. Dans la foule qui assiste à leur arrivée, sur le débarcadère du ferry-boat, ils reconnaissent un frère, un parent ou un ami, qui est venu à leur rencontre, tombent dans ses bras, et l’embrassent avec une naïve effusion, puis disparaissent dans les rues au milieu du fracas de l’elevated railway.

Mais ils ne connaissent ni la langue ni les usages du pays, et pour trouver du travail ils devront avoir recours au padrone. Italiens eux-mêmes, les padroni sont des intermédiaires entre les patrons et les immigrants. Avant la suppression du contractlabor, c’étaient eux qui embauchaient ceux-ci avant leur départ. Depuis ils se sont maintenus, et grâce à eux les nouveaux arrivants trouvent très rapidement du travail. En général, le padrone tient en même temps un boarding-house, où il les abrite et les nourrit. Enfin il est souvent banquier, reçoit du patron les salaires, les distribue aux ouvriers, ou les garde en dépôt dans la mesure où ceux-ci le désirent. Il se charge de faire parvenir l’argent qu’ils envoient en Italie à leur famille ; les Italiens en envoient beaucoup, 118 millions de dollars en moyenne par an, d’après les calculs qui ont été faits. Le padrone leur rend beaucoup de services, mais il est en général malhonnête. Il prélève une forte commission sur leurs salaires, dont ceux-ci ne connaissent pas toujours exactement le chiffre. Son bureau est des plus primitifs, et quelquefois les comptes y sont inscrits à la craie sur le mur. Les Italiens, malgré ces abus, ont recours à lui à cause de leur ignorance. Ils se sentent gênés devant les patrons américains et n’aiment pas avoir affaire à eux. Quand un padrone en prend trop à son aise, la vendetta fait sa besogne, et la crainte du coup de couteau est le seul frein qui le retienne un peu.

Les Italiens sont groupés à New-York dans deux quartiers qu’ils occupent exclusivement et dont l’un, fort pittoresque, a reçu le nom de Petite Italie. Ils ont au suprême degré l’esprit de clan. Il suffit de traverser une rue et l’on se trouve brusquement jeté au milieu d’eux. On n’entend plus parler qu’italien. Dans les cours des maisons, d’une fenêtre à l’autre, le linge sèche sur des cordes, tout comme à Gênes ou à Naples. Les boutiques portent des inscriptions italiennes, et presque tout y vient d’Italie. Ils ont leurs églises, leurs journaux, leur théâtre, leurs banques, et forment là une cité dans une autre cité ; chaque province occupe une zone déterminée, et les Napolitains ne sont pas mélangés aux Calabrais ou aux Siciliens. La jeune Italienne n’épouse presque jamais un Américain et ne quitte pas le quartier de ses compatriotes qui font bonne veille, et se montrent très jaloux de l’étranger qui approche d’elle, tant l’esprit de caste est développé chez eux.

La civilisation américaine n’a pas encore atteint ces émigrés d’hier. Transportés en Amérique, ils n’apprendront rien de plus que dans leur petit village d’Italie, et en resteront isolés jusqu’à leur mort. Certains retourneront dans leur pays quand ils auront amassé 800 à 1 000 dollars. Beaucoup d’entre eux iront y passer l’hiver, qui est leur période de chômage, mais reviendront l’été suivant. Si toutefois les États-Unis n’ont pas chance de faire d’eux des citoyens,