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un grave danger. Les émigrants étaient embauchés par contrat dans leur pays même, et les patrons leur offraient, bien entendu, des salaires comme ils étaient accoutumés d’en recevoir, et qu’ils acceptaient. Le contractlabor eut une répercussion dans tout l’ensemble du travail américain et abaissa la moyenne des salaires. Aussi, indépendamment des lois qui limitèrent l’émigration et dont nous parlerons plus loin, des anti-contractlabor laws en 1885, 87 et 88, abolirent ce système, en excluant du territoire tout émigré arrivant avec un contrat de travail. Elles diminuèrent en même temps l’affluence des émigrés, car l’engageante certitude de trouver du travail à leur arrivée ne pouvait plus leur être donnée. Elles furent d’autre part un complément nécessaire de la loi sur le tarif. Elles mettaient à l’abri le travail, comme celle-ci protégeait l’industrie nationale de la concurrence étrangère. On a prétendu pourtant que, malgré ces mesures défensives, l’immigration avait entraîné un abaissement des salaires. Mais comme la moyenne de ceux-ci s’est élevée depuis trente-cinq ans de 2 dollars 20 à 2 dollars 60, il est très difficile de vérifier cette assertion, car les dépressions momentanées que cette moyenne a subies peuvent être attribuées à un ralentissement dans l’activité industrielle, à un perfectionnement de la division du travail, qui en entraîne toujours un déplacement, ou à la réduction des emplois produits par le progrès de la machine, aussi bien qu’à la concurrence créée par l’immigration.

Dans tous les cas, il est certain que les États-Unis ne sauraient se passer du flot continu d’immigrants qu’ils reçoivent. Si ce flot s’arrêtait, ils s’en trouveraient très mal. Dès à présent, certains symptômes indiquent des embarras futurs. Les Italiens qui au début de leur émigration prenaient charge des gros labeurs, des travaux de terrassement et de canalisation, commencent à les abandonner, comme les Irlandais le firent avant eux, et ont maintenant des aspirations plus élevées. Toutefois ils travaillent encore en grand nombre dans les mines et les carrières, et cultivent la terre. Mais ils ont une tendance marquée à se fixer dans les grandes villes, où ils s’adonnent au commerce de détail et à la fabrication du cigare. Quant aux juifs de Russie et de Roumanie, soit par aversion, soit par incapacité physique, ils ne s’emploient ni au dur travail des usines, ni à l’agriculture. Ils sont tous concentrés dans les villes ; leur principale occupation est la confection et la vente des vêtements bon marché. Quelle est la catégorie d’émigrants qui prendra la place des Européens le jour où ceux-ci ne travailleront plus à la construction des chemins de fer et des égouts. ? Les États-Unis seront peut-être amenés à rouvrir la porte aux Chinois, qu’ils ont exclus depuis 1880, à cause de l’irréductible résistance que la race mongole oppose à la civilisation américaine.

L’immigration présentait un second danger. Comme elle se recrute parmi les classes les plus pauvres, elle risquait d’introduire en Amérique des indigents et des criminels en grand nombre. Les premières lois, qui datent de 1875 et de 1882, excluaient tout individu ayant encouru une condamnation ou pouvant devenir une charge publique. Elles obligent également chaque immigrant à être porteur d’une somme d’au moins 10 dollars ! Par un amendement introduit en 1894, l’accès du territoire fut enfin interdit aux aliénés, aux malades, aux infirmes et aux prostituées. Malgré la rigoureuse application de ces mesures, une grande misère règne surtout dans les villes parmi la population étrangère. Sur les 176 000 Italiens venus en 1902, 7 000 seulement portaient avec eux plus de 30 dollars et, sur 57 000 juifs, il n’y en avait que 2 000 qui fussent en possession d’une pareille somme. La grande majorité des immigrants arrive donc dans un état d’extrême pauvreté, et un bon tiers d’entre eux, n’ayant pas réussi, demande au bout d’un an à être rapatrié. Le fait est fréquent parmi les juifs, qui ou bien s’enrichissent ou bien meurent de faim. Les adversaires de l’immigration i prétendent que le paupérisme et le crime sont beaucoup plus répandus dans l’élément étranger que parmi la population native. La vérité est que la moyenne des indigents, et des criminels y est légèrement plus forte. Ce sont des Italiens qu’on trouve surtout dans les prisons ; des Irlandais, des Russes et des Bohémiens dans les maisons de charité ; et ce sont les Suédois et les Danois qu’on y rencontre le moins.

Le manque d’instruction est très fréquent surtout chez les Italiens. Plus de la moitié de ceux qui arrivèrent en 1902 ne savaient ni lire ni écrire. C’est parmi les Irlandais, les Allemands et les Suédois que se trouve le moins d’ignorance.

Les défectuosités que nous venons d’examiner sont assurément autant de menaces pour la conservation et la prospérité d’une société ; mais il est un danger qui nous paraît beaucoup plus sérieux, en présence de l’immigration, c’est la décroissance de la population américaine. Le problème de la dépopulation est aussi aigu aux États-Unis que dans les pays d’Europe, et il est appelé à le devenir plus si les tendances actuelles persistent. Il n’y a pas lieu d’étudier ici les causes de ce fait dû en grande partie à un désir excessif d’indépendance chez la jeune fille, et au grand développement qu’ont pris depuis une dizaine d’années les universités de femmes. Les statistiques du mariage s’abaissent de plus en plus, et il y a beaucoup trop de vierges fortes en Amérique. Pendant que la population native décroît, la pop-