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de fois. Et quand les médecins s’en allaient, il redevenait plus gai, les remerciait, s’efforçait d’avoir un mot aimable pour chacun d’eux en particulier. Après quoi il montrait au taciturne Laurent Petrovitch, et à l’étudiant, qui souriait, de quelle façon il avait salué d’abord le docteur Alexandre Ivanovitch, et puis le docteur Sémène Nicolaïevitch.

Il était très malade, incurablement, et ses jours étaient comptés. Mais il ne s’en doutait pas, et il parlait avec enthousiasme du pèlerinage qu’il ferait, après sa guérison, au monastère Troïtzky, ou bien encore d’un pommier qu’il avait dans son jardin, et dont il attendait beaucoup de fruits pour l’été prochain. Dans les belles journées, quand les murs et le parquet de la chambre se remplissaient des rayons du soleil, quand les ombres, sur les draps blancs des lits, devenaient bleues, sous une lumière déjà presque d’été, le père diacre entonnait à voix haute un hymne touchant :

« Chantons le maître du monde, qui, du haut des cieux, nous envoie la pure lumière de son soleil !... »

Sa voix, une faible petite voix de ténor, commençait à trembler ; et, rempli d’une émotion qu’il s’efforçait de cacher à ses voisins, il s’essuyait les yeux, avec son mouchoir, et souriait. Puis, traversant la chambre, il s’arrêtait devant la fenêtre et levait son regard vers le ciel bleu sans nuages : et le ciel lui-même, infiniment haut au-dessus de la tête, infiniment beau, semblait un grand chant solennel et divin. Et souvent l’on entendait s’y mêler, tout à coup, une petite voix de ténor, timide et tremblante, mais pleine d’une supplication doucement passionnée :

« Sous mes nombreux péchés chancelle mon corps, chancelle mon âme ! A toi j’ai recours, Jésus bienfaisant, espoir des désespérés ! Toi, viens à mon aide. »

A midi, on servait le dîner ; à quatre heures le thé, à huit heures le souper. A neuf heures la petite lampe électrique se recouvrait d’un abat-jour bleu, et la nuit commençait, une nuit longue et vide comme la journée.

Un grand silence s’étendait sur toute la clinique, coupé seulement par le bruit monotone de la respiration des convalescents, par la toux des malades, par de faibles soupirs et gémissements. Et ces murmures nocturnes avaient souvent quelque chose d’énigmatique, qui épouvantait. Était-ce un malade qui se plaignait au loin, ou bien n’était-ce pas la mort elle-même qui venait errer le long des murs blancs, entre les draps blancs ?

Sauf la première nuit, où il avait dormi d’un sommeil de plomb, Laurent Petrovitch ne dormait presque pas. Et les nuits étaient pleines, pour lui, de pensées nouvelles et pénibles. Tenant ses deux mains velues sous sa tête, immobile, il considérait obstinément la lueur de la lampe, tamisée par l’abat-jour bleu, et il songeait à toute sa vie. Il ne croyait pas en Dieu, ne tenait pas à la vie, et ne craignait pas la mort. Tout ce qu’il y avait eu en lui de vie et de force, tout cela avait été dépensé sans profit et sans joie. Dans sa jeunesse, quand ses cheveux frisaient sur sa tête, souvent il volait de la viande ou des fruits, chez son patron ; et on le surprenait, on le battait, et il détestait ceux qui le battaient. Plus tard, dans l’âge mûr, il se servait de sa richesse pour pressurer les pauvres gens ; il écrasait ceux qui lui tombaient sous la main, et eux, en échange, ils le payaient de haine et d’effroi. Puis était venue la vieillesse, était venue la maladie, et l’on avait commencé à le voler lui-même, et lui-même avait traité sans pitié ceux qu’il avait pu surprendre... Ainsi s’était passée toute sa vie : elle n’avait été qu’une longue et amère suite d’humiliations et de haines, où s’étaient bien vite éteintes les petites lueurs fugitives de l’amour, ne laissant dans son âme qu’un grand tas de cendres froides. A présent, il aurait voulu sortir de la vie, oublier ; mais la nuit silencieuse était cruelle et impitoyable. Et il songeait avec mépris à la sottise de ceux qui aimaient cette vie. Il tournait la tête vers le lit voisin, où dormait, un de ces sots, le père diacre. Longtemps et attentivement il considérait le petit visage blanc, qui se confondait avec le linge blanc de l’oreiller et des draps. Et parfois un mot lui jaillissait des lèvres :

— Imbécile !

Puis il regardait dormir l’étudiant, celui que, dans la journée, embrassait la jeune fille ; et, plus amèrement encore, il murmurait :

— Quels imbéciles !

Le jour son âme semblait s’éteindre ; son corps accomplissait exactement tout ce qu’on lui ordonnait, avalait les potions, se tournait et se retournait. Mais, de semaine en semaine, il faiblissait ; et bientôt on dut le laisser au lit toute la journée, immobile, énorme avec une trompeuse apparence de vigueur et de santé.

Le diacre, lui aussi, faiblissait. Il allait moins dans les autres chambres, il riait plus rarement. Mais dès qu’entrait dans la chambre un petit rayon de soleil, il recommençait à bavarder joyeusement, remerciant tout le monde, depuis le soleil jusqu’aux médecins, et se complaisant plus encore que naguère dans le souvenir de son cher pommier. Puis il chantait son hymne, et son visage, qui était devenu plus sombre, s’éclaircissait de nouveau, tout en prenant une mine plus grave, ainsi qu’il convenait pour un diacre. Le chant fini, il se tournait vers Laurent Petrovitch et lui décrivait le diplôme qu’on lui avait donné lors de sa consécration.