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La Mano Negra


Il y a une vingtaine d’années qu’on entendit parler pour la première fois, en France, de la « Mano Negra ». À cette époque on s’occupait des choses de l’étranger beaucoup moins encore qu’à présent, et il est probable que ce nom aurait été aussi vite oublié qu’entendu, si, par tous pays, les honnêtes gens et les hommes d’ordre n’avaient, à ce moment, mené grand bruit et témoigné grande inquiétude du mouvement anarchiste qui mettait en péril l’existence même de la société.

Peu de mois auparavant en France, à Montceau-les-Mines, la dynamite avait abattu quelques croix de pierre, et à Lyon venaient de se terminer les débats du fameux « complot anarchiste » roman judiciaire qui coûta la liberté à Kropotkine et à de nombreux accusés. Tous avaient été condamnés pour participation à l’Internationale, qui ne comptait pas alors d’affiliés dans la région lyonnaise, et dont le révolutionnaire russe, seul, faisait partie. Or la Mano Negra était précisément une association anarchiste, un complot permanent contre la sécurité publique et la propriété, une charbonnerie féroce et mystérieuse qui ne reculait devant aucun crime, assassinat, pillage, dévastation, viol et incendie. Elle reluisait d’un certain vernis romantique qui la rendait plus formidable et plus obsédante. Aussi prêta-t-on, chez nous quelque attention aux rapports lointains qui venaient de l’Andalousie. On goûta quelque plaisir à frissonner à l’idée de cette main noire, emblème de conjuration, menace de mort, qui, empreinte sur les demeures, les signait sinistrement pour la destruction. Cet effroi, voluptueusement savouré à distance, aviva la satisfaction qu’on eut à connaître l’action énergique et salutaire de la police, l’œuvre protectrice des tribunaux. On apprit avec soulagement que de nombreux adeptes avaient été arrêtés, interrogés, convaincus et que la sévérité de la répression s’était haussée à la noirceur des forfaits. Beaucoup des accusés étaient montés sur l’échafaud, le bagne s’était fermé sur les autres : on put respirer et penser à autre chose ; mais le souvenir de la Mano Negra demeura, imprécis mais d’autant plus formidable, comme d’un terrible péril social, heureusement conjuré par l’énergique prudence de l’autorité.