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Ai-je réellement besoin de dire que je n’ignore pas l’existence d’une autre France, au-dessus de M. Larroumet, pour laquelle je professe la plus grande estime ? Me serais-je prononcé dans cette question, si je n’avais pas su que je pouvais en appeler à cette autre France ?

M. Larroumet habite un rez-de-chaussée, et ce qui fait sa force, c’est qu’il ne sait pas qu’il existe encore des étages au-dessus de lui et que d’autres gens y demeurent.

Pour excuser l’esprit français de s’être montré conservateur et exclusif à l’égard de Shakespeare, il ne suffit pas de dire que Victor Hugo et d’autres grands Français l’ont admiré. L’exception confirme la règle. La vérité est que Shakespeare a mis plusieurs siècles à pénétrer en France, et aujourd’hui encore il n’est pas accepté sans réserves ; que Henrik Ibsen n’a pas pu prendre pied en France, pas plus que Bœcklin ; que « Patrie » de M. Sardou est le plus beau drame en prose de notre époque, et qu’Alexandre Dumas fils est un grand esprit.

Un autre fait est qu’un duel entre deux matadors français peut prendre les proportions d’un événement national.

Un autre fait encore est que la France de M. Larroumet voudrait nous contester le droit d’ajouter foi aux déclarations de rois et d’empereurs, faites par l’organe de leurs gouvernements, si ces déclarations peuvent gêner les machinations de quelques généraux français. Dans ces cas-là nous n’avons qu’à nous taire.

À propos de la clarté et de la logique françaises, il me semble que M. Larroumet, en demandant si la Norvège souffrirait une ingérence de la France dans sa querelle avec la Suède, ne fait pas précisément honneur à ces qualités françaises, s’il croit avoir démontré, par cette question reconventionnelle, que l’Europe n’a pas le droit de prendre parti dans l’affaire Dreyfus.

Pour terminer cette discussion — qui a déjà assez duré — il ne me reste plus que deux remarques à faire.

La première se rapporte à l’étonnement éprouvé par M. Hanotaux, que ce soit un Norvégien (et non pas, par exemple, un Russe, n’est-ce pas ?) qui ait soulevé cette question.

Serait-ce donc l’importance géographique plutôt que le degré de civilisation qui autoriserait un peuple à s’en occuper ?

Lorsque les étrangers parlent de l’esprit conservateur et exclusif des Français et de ses effets, ils envisagent cette question d’un point de vue plus élevé, qui leur permet de regarder au delà du petit cercle, dans lequel M. Larroumet a circonscrit les débats.

Le dernier point auquel je voudrais vous rendre attentif, est le suivant : Lorsque, il y a quelque temps, le président du Conseil des ministres anglais appelait l’attention de ses concitoyens sur le danger que faisait courir à l’Angleterre la concurrence étrangère, il cita l’Allemagne et l’Amérique ; mais la France ne fut pas mentionnée.

Croyez, cher ami, à ma plus vive sympathie.

Bjœoernstjerne Bjœoernson