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UN HOMME[1]

Pères, quand votre fils est un nigaud, mais qu’il est beau et fait des économies, ne pleurez pas, la tête entre les mains, disant :

« On n’en fera jamais rien. ”

Car l’État en fera quelque chose.

Çà y est. Il avait dit : Il faut que jeunesse se passe. Elle est passée, la jeunesse. Il a vingt ans. Elle est finie, enterrée, depuis ce matin où s’étant, aussitôt levé, regardé dans la glace, il est resté là en admiration : çà germe, çà grandit, çà s’étale, la barbe désirée, la barbe enfin venue, la barbe que depuis deux ans attendent d’impatients rasoirs, ah ! comme çà frisotte voluptueusement, comme c’est gentil, comme çà grimpe en lianes de poils blonds le long de sa joue rose, comme du lierre revêtant la nudité de quelque nymphe pudique entoure la statue et la fait auguste.

Il reste là, son enthousiasme ; il le rentre en ses pieds, le pousse du talon dans le sol, immobile. Il n’a pas le droit de danser de joie ! Il est respectable. Ah ! l’envie qu’il lui prend de fondre sur cette chère binette que la glace lui renvoie, de la couvrir de baisers… Non. Il reste calme, digne. Il sourit seulement, avec bienveillance, un sourire qui flatte, encourage. Il se tourne, se retourne, prend des attitudes. Même en chemise, il a bon genre, il est comme il faut. Aussi quel succès !

Et s’allonge sur un divan, les pieds en l’air, savoure du Sarcey pour se donner des idées, et sûr d’avoir de quoi dire le soir :

« Si je pensais à quelque chose ? »

C’est çà. Il va penser à quelque chose.

Il pense…

Et regarde sa chambre, le paravent japonais, très chic, le japonais, très « chambre de garçon » son lavabo, muni d’un attirail à rincer trois

  1. Fragment : Jeunesse Bourgeoise, roman inédit.