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la revue anarchiste

core la sympathie profonde capable de la faire vibrer à l’unisson.

Anxieux de tendresse, l’éternel inassouvi se tourne vers l’éternel féminin, s’efforce de s’éprendre d’une jeune fille. Peine perdue. Tolstoï ne connaîtra jamais le « grand amour », cette fusion intime de deux êtres en un emprise complète, réciproque et du cœur et des sens. Dans l’union avec une chaste fiancée, il n’apportait pas la pureté nécessaire à un accord parfait. Il s’était trop prodigué, trop prostitué pour qu’une vraie femme pût le posséder tout entier. D’autre part, l’amour est aveugle, et le romancier psychologue avait une vue de lynx.

En 1857, tel un romantique de race, l’amoureux trahi par lui-même entreprend un voyage en Europe. À Paris, la vue d’une exécution capitale lui arrache cette protestation : « Quand je vis la tête se séparer du corps et l’une et l’autre tomber dans le panier, je compris, non par ma raison, mais par tout mon être, que nulle théorie sur le devoir de la défense sociale ou sur le souci du progrès général ne pouvait justifier cet acte. Lors même que s’appuyant sur des considérations multiples, l’univers entier croirait depuis toujours à la nécessité de la peine de mort, moi je sens qu’elle n’est pas nécessaire mais néfaste. Car le progrès n’est pas le juge du bien ou du mal ; c’est moi avec mon cœur. » (Confessions, page 17. Edition Stock.)

À Lucerne, le touriste provoqua un scandale dans l’hôtel aristocratique où il était descendu. Un soir, aux sons de sa guitare, un chanteur ambulant charmait de ses douces mélodies le groupe des élégants dîneurs accoudés au balcon de la terrasse brillamment éclairée. À la quête, pas un sou ne tombe dans l’humble sébile. Exaspéré d’une si féroce ladrerie, le bouillant moscovite bondit dans l’escalier, prend le chemineau par le bras, l’entraîne de force dans le restaurant. Sur le refus du maître d’hôtel de leur servir une bouteille de vin, la colère l’emporte ; il flagelle de son indignation et de son mépris clients et domestiques stupéfaits. Sur les bords enchanteurs du lac des Quatre-Cantons, le généreux libertaire s’est éveillé.

À la fin de sa courte excursion, le seigneur d’Iasnaïa-Poliana retourne dans ses terres. Son temps se partage entre la littérature, la musique, les fêtes, les chasses au loup, à l’ours, à tous les gibiers, la gymnastique et l’instruction du peuple. Cette fois le paysan répond mieux à des avances sincères, à l’offre d’un cœur comme d’un dévouement. Et voilà que le pédagogue improvisé s’aperçoit, avec l’honnêteté de sa logique, qu’il ne sait ni quoi ni comment enseigner, quelles connaissances sont utiles et lesquelles sont inutiles aux travailleurs des champs. Le pèlerin de la science décroche alors son bâton et parcourt le vieux continent à la recherche d’une bonne méthode d’éducation (juillet 1860).

Partout, à Berlin, à Weimar, à Marseille, à Londres, il visite les écoles, les jardins d’enfants de Frœbel, les universités, les cours du soir ; il fréquente les réunions d’ouvriers, et les conférences populaires. Durant un séjour à Hyères, meurt dans ses bras son frère Nicolas, ancien officier du Caucase, tué par l’alcoolisme et sa suivante, la tuberculose. — À Londres, le révolutionnaire russe Herzen, donne à son compatriote une lettre d’introduction auprès de Proudhon établi à cette époque à Bruxelles. L’impression produite par l’anarchiste français fut très vive : elle se répercutera dans l’œuvre ultérieure du génial écrivain.

Ce dernier, après un crochet en Italie, rentrait dans sa province au moment où l’émancipation des serfs venait d’être solennellement proclamée (3 mars 1861). Dans sa fièvre de libéralisme, l’autocratie russe lui confie les fonctions de juge de paix du district. L’hostilité de la noblesse des environs, les accusations de partialité en faveur des moujiks l’obligèrent bientôt à abandonner le prétoire. L’école ouverte dans un de ses immeubles en bénéficia. Établie sur le principe de la liberté, elle eut un tel succès que le « gouvernement libéral » l’honora d’une perquisition et d’un bouleversement en règle, sous le prétexte de menées politiques ténébreuses et d’impression de brochures clandestines. Selon l’universelle coutume policière, les cambrioleurs officiels accomplirent leur vilaine besogne en l’absence du maître, qui, malade, se trouvait dans la région de Samara et suivait une cure de Koumiss réputée merveilleuse contre la phtisie dont il se crovait atteint. Le traitement guérit le pseudo-phtisique : l’inquisition impériale amena la fermeture de l’école et l’arrêt temporaire de l’activité pédagogique.

Ayant écrit un délicieux roman sur « Le Bonheur Conjugual », son auteur décida de le vivre. Dans une propriété voisine, vivait en été la famille du Dr Bers, médecin de la Cour, dont la femme était une amie d’enfance de Tolstoï, précisément la victime de sa passion d’adolescent. Des trois jeunes filles de la maison, après une courte hésitation, le soupirant distingue la plus jeune ornée de dix-huit printemps, la courtise et l’épouse le 3 septembre 1862 au Kremlin, dans l’église de la Cour. Le nouveau marié avait trente-quatre ans.

Le refuge dans la vie de famille achève la partie « héroïque » du cycle tolstoïen, celle de la gloire militaire, des succès mondains, des triomphes purement littéraires. Les « Confessions » la caractérisent ainsi : « Je ne puis me rappeler ces années sans dégoût, sans souffrance. J’ai tué des hommes à la guerre : j’ai