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les héroïnes de guy de maupassant

longues journées recueillies, s’occupant à de menus ouvrages. Petites âmes candides, elles ignoraient les matérialités de l’amour auxquelles les romans qu’elles lisaient ne faisaient nulle autre allusion que ceci : « Leurs âmes s’unirent dans un baiser. » Ce Il que la jeune fille associait à son existence ne revêtait point de forme tangible, elle vivait maritalement avec un fantôme. Tandis que la vierge moderne, celle que Paul Adam dénomme « une fille sage » aspire seulement au mariage qui donne à la femme une situation sociale, l’ingénue d’autrefois reportait vers le mari tous ses rêves. Elle demandait à la vie beaucoup moins et beaucoup plus : elle voulait l’absolu.

Pour celle qui se mariait avant que ses sens fussent éveillés, comme l’héroïne de Guy, on comprend l’épouvante de la nuit de noces, la révélation de ce qu’on avait caché à la jeune fille comme une chose honteuse. Puis après cette première surprise, Maupassant a peint avec une exquise délicatesse de nuances l’évolution de l’épouse docile en amoureuse. Mais sa Jeanne n’est pas de la race des serves, elle juge son mari et condamne sa mesquinerie par cette jolie phrase : « Quand on n’est pas sûr de donner assez, on donne trop ». Plus tard, après l’effroyable banqueroute de ses illusions, lorsqu’elle comprend que celui qui a été tout ne sera plus rien, Jeanne se résigne avec le courage des natures fières, et le pardon qu’elle accorde n’est que du dédain, son mari l’a faite mère, elle le tient quitte du reste. Maupassant a peint admirablement la profonde différence de l’amour paternel et de l’amour maternel. Le père a de l’amitié raisonnée qui se développe quand l’enfant grandit, devient un compagnon, il n’a point cette passion spontanée que Guy exprime ainsi :

« Elle devint subitement une mère fanatique d’autant plus exaltée qu’elle avait été plus déçue dans son amour, plus trompée dans ses espérances. »

Et, plus loin, voici les mièvreries de la tendresse maternelle :

« Elle voulut broder elle-même, pour le parer, des toilettes fines d’une élégance compliquée. Il fut enveloppé d’une brume de dentelles et coiffé de bonnets magnifiques. Elle ne parlait que de cela, coupait les conversations pour faire admirer un lange, une bavette ou quelque ruban supérieurement ouvragé et n’écoutant rien de ce qu’on disait autour d’elle. »

Guy avait d’abord imaginé un autre dénouement. Paul marié à une femme de son monde dont le caractère ne s’accordait pas avec celui de Jeanne. Peu à peu la bru éloignait son mari, puis ses enfants, de sa belle-mère qui vieillissait, délaissée. Mais