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hands off love


toute cette histoire Charlot est véritablement le défendeur de l’amour, et uniquement, et purement. Il dira à sa femme que celle qu’il aime est merveilleuse, il voudra la lui voir fréquenter, etc. Cette franchise, cette honnêteté, tout ce qu’il y a d’admirable au monde, tout est maintenant argument contre lui. Mais l’argument suprême est cette paire d’enfants nés contre son gré.

Ici encore l’attitude de Charlie Chaplin est nette. Les deux fois il a prié sa femme de se faire avorter. Il lui a dit la vérité : cela se pratique, d’autres femmes le font, l’ont fait pour moi. Pour moi cela veut dire non par intérêt mondain, par commodité, mais par amour. Il était bien inutile de faire appel à l’amour avec Madame Chaplin. Celle-ci n’a eu ses enfants que pour mettre en valeur que : « le défendeur n’a jamais manifesté un intérêt vraiment normal et paternel ni aucune affection » nous tenons à signaler cette jolie distinction « pour les deux enfants mineurs de la plaignante et du défendeur ». Les bébés ! ils ne sont sans doute pour lui qu’un concept lié à son esclavage, mais pour la mère ils sont une base de revendications perpétuelles. Elle veut leur faire construire un attenant à la maison conjugale. Charlot refuse : « C’est ma maison et je ne veux pas l’abîmer ». Cette réponse éminemment raisonnable, les notes de lait, les coups de téléphone donnés et ceux qui ne l’ont pas été, les entrées, les sorties de l’époux, qu’il ne voit pas sa femme, qu’il arrive la voir quand elle reçoit des idiots et que ça lui déplaise, qu’il ait des gens à dîner, qu’il emmène sa femme, qu’il la laisse, tout cela constitue pour Mme Chaplin un traitement cruel et inhumain, mais pour nous cela signifie hautement la volonté d’un homme de déjouer tout ce qui n’est pas l’amour, tout ce qui en est la féroce, la hideuse caricature. Mieux qu’un livre, que tous les livres, les traités, la conduite de cet homme fait le procès du mariage, de la codification imbécile de l’amour.

Nous songeons à cet admirable moment dans Charlot et le Comte quand soudain pendant une fête Charlot voit passer une très belle femme, aguichante au possible, et soudain abandonne son aventure pour la suivre de pièce en pièce, sur la terrasse, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Aux ordres de l’amour, il a toujours été aux ordres de l’amour, et voilà ce que très unanimement proclament et sa vie et tous ses films. De l’amour soudain, qui est avant tout un grand appel irrésistible. Il faut alors laisser toute chose, et par exemple, au minimum, un foyer. Le monde avec ses biens légaux, la ménagère et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d’épargne, c’est bien de cela qu’il s’évade sans cesse, l’homme riche de Los Angeles comme le pauvre type des quartiers suburbains, de Charlot garçon de banque à la Ruée vers l’Or. Tout ce qu’il a dans sa poche, moralement, c’est justement ce dollar de séduction qu’un rien lui fait perdre, et que dans le café de l’Emigrant on voit sans cesse tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n’est peut être qu’une apparence, facile à tordre d’un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera refusé, mais qui permet que pendant un instant l’on invite à sa table la femme comme un trait de feu, la femme « merveilleuse » dont les traits purs seront à jamais tout le ciel. C’est ainsi que l’œuvre de Charlie Chaplin trouve dans son existence même la moralité qu’elle portait sans cesse exprimée, mais avec tous les détours que les conditions sociales imposent. Enfin si Madame Chaplin nous apprend, et elle sait le genre d’argument qu’elle invoque, que son mari songeait, mauvais américain, à exporter ses capitaux, nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l’autorité, l’examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l’entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de la Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de sa lanterne à travers tous les films de Charlot c’est l’ombre menaçante des flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue et qui suspectent d’abord le misérable com-