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PHILOSOPHIE DES PARATONNERRES

banque ressemble étrangement aux projets proudhoniens. D’ailleurs Proudhon est préféré par Spengler à Marx, car il est vrai qu’en France la propriété c’est le vol, mais là seulement. L’État se montrera généreux envers les fonctionnaires, pour leur éviter les tentations, et pour les faire respecter leur donnera un uniforme, des décorations, au besoin un titre nobiliaire. L’État prussien est une monarchie dirigée par un Hohenzollern.

À l’extérieur la guerre continue entre l’étatisme allemand et le capitalisme anglais. Il faut organiser le blocus colonial qui seul aura raison de l’Angleterre. Ce problème domine la période de déclin de la culture occidentale. Pour la Russie, elle n’appartient pas à cette culture. Pays oriental elle a été européanisée à tort par Pierre le Grand, puis Lénine : Pétrinisme, bolchevisme, sont deux pseudomorphoses… l’âme russe est orientée vers l’Orient, vers le berceau du christianisme primitif, vers l’étoile des rois mages… Contre l’antéchrist venu de l’Ouest qu’il se nomme Pierre le Grand ou Lénine, elle se dresse, révoltée, haineuse et formidable préférant le nihilisme à la servitude. Bientôt, sur un monceau de ruines, les bolchevistes apprendront à leurs dépens que les doctrines européennes peuvent anéantir la Russie, la conquérir… jamais[1]L’aurore d’une religion nouvelle embrasera le ciel du Levant. La Russie de Tolstoï, la Russie de la critique négative est morte… Si Tolstoï représente le passé, le pétrinisme agonisant, Dostoïewski est un apôtre de la religion à venir. Que lui importe le communisme ! » Spengler pressent « un prochain retour au christianisme magique que la culture faustienne a rendu méconnaissable ». Cependant l’Allemagne va enfanter un César : « Il ne tient qu’à nous de jouir du crépuscule. Mais ne croyons pas à l’aube ! Pour nous, la nuit, la longue nuit d’hiver va venir. C’est le déclin de l’Occident ! »

On le voit le plan même de l’ouvrage, que M. Fauconnet suit dans son analyse, a pour effet de faire retomber tout le poids de la morphologie, quelques critiques psychologiques des divers peuples européens mises à part, sur la Révolution russe, son idéologie, son destin. Et à la dernière minute c’est à son tour cette Révolution entière qui disparaît à nos yeux émerveillés au moyen, maintenant légitime, d’une prophétie. Rien ne servirait de reprendre un expose déjà trop long. Ce que j’ai cherché à montrer, c’est d’où, comment, par quelles voies aujourd’hui un philosophe écouté s’attaque, à peu près comme les tâcherons de Faculté dont nous parcourions précédemment les livres, à la seule idéologie vivante dont le développement dialectique est intimement mêlé à l’histoire, au devenir. On trouvera dans la Préface à Misère de la Philosophie une critique de l’économiste Rodbertus qui s’applique étrangement à Spengler. L’un comme l’autre parlent pour un pays, et pour une classe de ce pays. Excellents spécimens d’une culture nationale, les savants de ce type sont admirablement placés pour vulgariser à l’échelle nationale des idées qui ont cours ailleurs et que vraiment ils assimilent, qu’ils acclimatent à la façon dont les faiseurs d’opéras réduisent un pays lointain et ses mirages aux proportions de la salle, aux possibilités des chanteurs et de l’orchestre. En conciliant le devenir héraclitien et l’état des Hohenzollern, Spengler nous a donné sa Carmen : le succès n’en est pas surprenant.

Spengler à vrai dire réussit mieux dans la critique que dans la prophétie ou la romance, et n’était une fâcheuse propension à faire entrer l’histoire dans ses vues on pourrait, oubliant les lacunes, les traîtrises, les réalisations d’hypothèses, ne retenir de son œuvre que l’analyse insultante et juste qu’il fait de l’esprit français, de la politique française, etc., des historiens, des géographes. Le malheur est qu’il soit aussi un gnostique, sans doute amélioré, mais un gnostique. Quand il prédit la fin de la culture occidentale, y mêlant tout un programme saugrenu, imposant à ce déclin de l’Occident une marche aussi arbitraire que mécanique, il est servi par un certain sens historique auquel le sectarisme lui fait vite renoncer. C’est que prisonnier de ces êtres de raison, les cultures, par lesquelles il croit avantageux de remplacer des notions depuis longtemps caduques (Moyen Âge, Europe, etc.) il prétend leur plier les faits au lieu de soumettre ces abstractions aux faits. Ainsi il renouvelle l’er-

  1. Cf. Salomon Reinach. Lettres à zoé, tome II, page 215 (Babouvisme et bolchévisme) : « Ce que signifie le régime marxiste, la Russie bolchevique, depuis 1917, « permis à tous les gens sensés de le comprendre. La prétendue dictature du prolétariat est devenue bientôt la dictature sur le prolétariat, qui a passé du salariat à la servitude, par une inévitable régression. Car un pays, petit ou grand, a besoin qu’on y travaille, et l’homme, au rebours des illusions de Mably, ne travaille pas par plaisir ni pour être loué ; il lui faut le stimulant de l’intérêt personnel, l’espoir du gain, la crainte du dénuement. Quand ces mobiles font défaut, c’est le règne de la paresse. « Je ne savais pas, dit un jour le premier dictateur russe, le marxiste Lénine, que l’homme fût si paresseux et si voleur. » Quand il en fut bien convaincu, il décrocha le knout et condamna le prolétariat russe au travail forcé. L’État fut plus absolu que le tsarisme et le pays beaucoup plus à plaindre que sous les tsars. » La bibliographie de M. Reinach donne des références pour les pages 214 et 216 du manuel. Aucune pour la page 215. M. Reinach inventerait-il tout seul ce qu’il signe du nom de Lénine ? M. Reinach n’est pas qu’un farceur, c’est une canaille et un faussaire.