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PHILOSOPHIE DES PARATONNERRES

…C’est la foudre qui dirige le cours de toutes choses…

…Ce monde semblable pour tous n’est l’œuvre d’aucun des dieux ni des hommes. Mais il a toujours été, il est, il sera toujours un feu vivant qui s’allume avec mesure et s’éteint avec mesure…
…Ceux qui parlent avec intelligence doivent tenir ferme à ce qui est commun à tous, de même qu’une cité tient ferme à sa loi, et même plus fortement…
…Toutes choses sont un échange pour du feu, et le feu pour toutes choses, de même que les marchandises pour l’or et l’or pour les marchandises.

HERACLITE.

L’étiage d’une culture, on a tort de considérer qu’on l’établit par l’analyse et la critique des chefs-d’œuvre de cette culture. Déjà un tel classement suppose de la part du critique une réalisation d’hypothèse. L’exceptionnel n’a pas de valeur documentaire. Ce qui permet de se faire une idée de la réalité intellectuelle d’un milieu, d’une époque, ce qui est objet de critique, c’est la pensée courante, la pensée qui a cours. La lecture des journaux n’est pas seule à permettre d’apprécier la ligne de flottaison de la bêtise, ou si vous préférez de l’intelligence en un certain lieu. Celle des ouvrages pédagogiques a bien son prix. Rapprochons, à titre de premier exemple, trois livres bien différents, à travers lesquels nous pouvons appréhender à l’occasion d’un problème particulier, l’exégèse des fragments d’Héraclite l’Éphésien, la pensée moyenne des universitaires sur un sujet commun. Il n’est pas sans intérêt d’évaluer le champ restreint dans lequel se confine aujourd’hui un homme en possession des moyens essentiels d’une civilisation dont on fait grand bruit. Le premier de ces livres a paru il y aura bientôt deux ans (La Politique d’Héraclite d’Éphèse, par Pierre Bise, chez Félix Alcan), mais c’est le seul ouvrage de langue française entièrement consacré à Héraclite, qui se trouve actuellement dans le commerce. Le second ne s’occupe d’Héraclite qu’autant que l’auteur qu’il étudie (Oswald Spengler, le prophète du Déclin de l’Occident, par André Fauconnet, chez Félix Alcan) trouve le point de départ de sa philosophie dans la pensée de l’Éphésien. Le troisième enfin (Lettres à Zoé, par Salomon Reinach, Librairie Hachette) ayant pour objet de présenter à une jeune fille l’histoire de la philosophie donne à Héraclite intercurremment sa place dans l’univers, comme il convient qu’une jeune fille se la représente pour ne pas échouer au baccalauréat. Examinons séparément ces ouvrages avec tout le sérieux que leurs auteurs eux-mêmes ont certainement désiré.

Le livre de M. Pierre Bise se propose de montrer que les fragments connus d’Héraclite constituent les bases d’une politique, et d’en déduire sous une forme concrète la cité idéale régie suivant les vues de ce philosophe. Il se divise en trois parties : l’homme, la doctrine, les lettres. Plan ingénu qui révèle la maladresse d’un auteur sans cesse effaré « Tout s’écoule ; tout s’écoule. On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve. Telle est la doctrine déprimante élaborée dans le cerveau du farouche pessimiste… Il est bizarre, n’est-ce pas, de, devoir constater de quelle aberration spirituelle les plus puissants penseurs deviennent le jouet, lorsqu’ils abordent certains sujets… Je ne puis approuver sans réserve la boutade de Rémy de Gourmont… etc ». Cet homme pour qui Faguet reste un inoubliable maître, et qui trouve par ailleurs Socrate bavard, ne sait où donner de la tête. Tout ce qui a été avancé dans le monde sur n’importe quelle question se présente à la fois à cet exégète brouillon. Ce qu’a dit Faguet de Platon s’applique tout à coup à Héraclite. Citer Lamartine lui semble éclairer la question du devenir. Il relève des contradictions dans Proudhon. Anatole France fait pour lui autorité en matière philosophique. Il n’y a pas un chien couchant qui n’ait écrit un beau livre sur les présocratiques. Par contre Hegel mérite tous les sarcasmes, Héraclite çà et là est traité de prétentieux, pour Nietzsche[1] c’est un farceur. Mais la bête noire de M. Bise, c’est Rousseau[2]. Et ce dernier point nous explique et le plan de l’ouvrage et sa raison d’être.

En effet le principal soin de l’auteur est de souligner le caractère antidémocratique de la pensée héraclitienne, et comme à chaque instant, mêlant d’une façon comique l’histoire et l’hypothèse, il se représente Montesquieu rencontrant Hermodore, Proud’hon modifiant ses conceptions au vingtième siècle en constatant que le droit (1914-18) ne prime pas toujours la force, il est tout naturel à cet historien de tirer des conclusions actuelles et pratiques de cette pensée contre les démocraties modernes. Tout empêtré dans des différences de vocabulaires qui rendent vraiment peu comparables les textes comparés ; n’arri-

  1. Ce déséquilibré (S. Reinach).
  2. Ce malade (S. Reinach).