sur quoi se sont ouvertes ou fermées ses
mains est autant que je voulais voir ainsi
et que j’ai vu. Parfois, de même qu’à d’autres
moments sur la plage la plus mystérieuse
de l’âme échouait quelqu’une de ces
constructions dont la vie n’avait pas voulu,
grandissait, grandissait à notre lumière,
s’animait d’une vie toujours à revivre, un
de ces sites, telle ou telle de ces créatures
dont nous n’osions attendre la révélation
même de lui. Et c’étaient : « La Révolution
la nuit », « Deux enfants menacés par un
rossignol », « Le grand amoureux ». On
ne manquera sans doute pas de me chercher
querelle à propos de ce choix, le moins
restrictif de tous, et de prétendre que ces
trois tableaux sont de ceux qui, dans l’œuvre
de Max Ernst, se circonstancient le
plus naturellement et desquels les éléments
constitutifs présentent le minimum d’hétérogénéité.
À cela je répondrai qu’il entre
bien dans mon système, à propos de Max
Ernst, que la rencontre voulue sur chacune
de ses toiles d’objets préalablement disqualifiés
et tirés au hasard, n’exclue pas la
possibilité d’une rencontre antérieure sur
le plan de la « réalité », que c’est peut-être
avant tout cette chance qu’avec lui j’aime
à courir, que c’est peut-être en lui cette
faible probabilité que je trouve lyrique par
excellence, — de même que mon existence
je ne serais tenté de compter sur ce qui la
perd que pour risquer, dans quelque mesure
que ce soit, un jour de la retrouver.
Mais la tête humaine qui s’ouvre, vole
et se ferme sur ses pensées comme un
éventail, la tête tombant sur ses cheveux
comme sur un oreiller de dentelle, la tête
fragile et sans poids qui se tient en équilibre
entre le vrai et le faux, crénelée de
bleu comme dans les poupées du Nouveau-Mexique,
la tête dont on moulera le masque
après ma mort, cette tête autour de laquelle
tourne Max Ernst est comme le
fleuve qui ne rencontrera pas de digue. Le
rationalisme et le mysticisme qui se disputaient
la mollesse du chapeau de Derain,
sont sous les pieds de Max Ernst[1].
Il n’y a pas de réalité dans la peinture. Des images virtuelles, corroborées ou non par des objets visuels, s’effacent plus ou moins sous notre regard. Il ne saurait être question de peinture que comme de ces visions hypnagogiques : « Je comparais l’aspect des yeux de cette tête terrible à celui des morceaux de clinquant rouge qui ornait l’extrémité des cigares en chocolat et la couleur brune de cette tête elle-même me rappelait celle de ces mêmes cigares » (Guyon). Encore ces sortes d’hallucinations sont-elles moins édifiantes que celles où Max Ernst s’est, depuis peu, complu non sans ironie. Des visions, certes nous n’en avons pas. Que nous affirmions ou non,’en l’absence de ce qui est, en présence de ce qui n’est pas, notre désir de nous passer à la fois de ce dont on nous prive et de ce qu’on nous donne, que le classement stérile, dérisoire, s’effectue avec ou sans nous, nous ne saurons que louer Max Ernst d’avoir, sur les illusions auxquelles nous expose par exemple notre médiocre sens stéréognostique, bâti la seconde partie de son œuvre qui va de son « Histoire naturelle » à « Vision provoquée par une ficelle que j’ai trouvée sur ma table ». Il n’eut servi à rien de s’insurger contre la distribution extérieure des objets s’il ne se fut agi un jour d’interroger autre chose que l’ombre de ces objets, et si peindre n’eut été en partie frapper le tableau à l’effigie de ces objets, qui, sur une surface de toile plane participent, je n’en doute pas, de la différenciation sensible au toucher des objets plats : nervation de la feuille, cannage de la chaise, caprice du fil issu d’une bobine déroulée.
C’est ainsi qu’après avoir révolutionné dans leurs rapports les objets considérés d’abord élémentairement et presque « rendus » selon leur figuration du dictionnaire, avec la même bonne foi que Rousseau agrandissait une carte postale, et sans autre ambition que de faire dire par un enfant qui désignera cette cache le mot : lion
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I
Dans un coin l’inceste agile
Tourne autour de la virginité d’une petite robe.
Dans un coin le ciel délivré
Aux pointes des anges laisse des boules blanches.
Dans un coin plus clair de tous les yeux
On attend les poissons d’angoisse.
Dans un coin la voiture de verdure de l’été
Immobile glorieuse et pour toujours
À la lueur de la jeunesse
Des lampes allumées très tard
La première montre ses seins que tuent des insectes rouges.
II
Dévoré par les plumes et soumis à la mer
Il a laissé passer son ombre dans le vol
Des oiseaux de la liberté.
Il a laissé
La rampe à ceux qui tombent sous la pluie,
Il a laissé leur toit à tous ceux qui se vérifient.
Son corps était en ordre,
Le corps des autres est venu disperser
Cette ordonnance qu’il tenait
De la première empreinte de son sang sur terre.
Ses yeux sont dans un mur
Et son visage est leur lourde parure.
Un mensonge de plus du jour,
Une nuit de plus, il n’y a plus d’aveugles.Paul ÉLUARD : Max Ernst.