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LE SURRÉALISME ET LA PEINTURE

dans les limites d’une toile, s’avisa de dire : « Ceci est à moi » (ou de moi), et trouva des gens assez simples, ou assez corrompus, pour le lui passer. Il est encore des hommes qui n’ont souci de parler que pour eux seuls mais les buffles, les rennes merveilleux des murs des cavernes nous ramènent d’un bond à la préhistoire.

Dans ce domaine de la peinture ou, par suite, il ne faut pas être trop difficile (comme dans celui de la vie, il faut être facile, mais alors facile !) je continuerai malgré tout à compter sur Francis Picabia. Nos différends sont d’un autre ordre, et pour très graves que je les tienne, je pense que Picabia a éprouvé avec une violence particulière le dégoût des tractations auxquelles aujourd’hui toute œuvre picturale donne lieu, qu’il les a déjouées en ce qui concerne la sienne avec une très grande énergie et que ce qu’il a donné, en appât, de lui-même était ce à quoi il tenait le moins, ce dont, à beaucoup près, il ne se sentait pas le plus riche. Seuls son incompréhension parfaite du surréalisme et son refus très probable de se rendre à quelques-unes des idées que j’exprime ici, m’empêchent de considérer de près, comme je le voudrais, ce qu’il a fait et ce qu’il peut encore faire et de tenter de le situer comme peintre, selon le critérium qui est le mien.

Je me souviens d’un temps très vide (ce fut entre 1919 et 20) où toutes sortes d’objets usuels, contrariés à dessein dans leur sens, dans leur application, rejetés du souvenir et comme calqués sur eux-mêmes naissaient et mouraient sans cesse à plusieurs existences, où le mot qui jusqu’alors avait servi à les désigner ne semblait plus leur être adéquat, où les propriétés qu’on leur accorde généralement n’étaient plus de toute évidence les leurs, où une volonté de contrôle pessimiste, et que d’aucuns jugeront absurde, exigeait qu’on touchât ce qui suffit à se caractériser par la vue, qu’on cherchât à percevoir dans le plus extrême détail ce qui demande à ne se présenter que dans l’ensemble, qu’on ne sût plus distinguer le nécessaire de l’accidentel. C’était là non seulement de ma part mais de celle de quelques autres, une disposition profonde et c’est peut-être elle qui m’a conduit au point où je suis. Dans l’air, comme on dit que tout est dans l’air, et comme un signe de ce zodiaque intérieur que je n’arrive pas à tracer, elle s’assujettissait alors les esprits les plus divers. Derain, pour ne plus le citer, Derain pour ses admirateurs actuels eut alors été difficile à saisir. Selon lui, l’addition et la soustraction, en arithmétique, étaient vaines. Tout dans la nature et par exemple l’arbre en se couvrant de feuilles procédait et ne savait procéder que par la multiplication. Il y eut eu cinquante autres opérations. La division aussi l’inquiétait : diviser par tant étant toujours diviser par un (J’ai mangé 3/3 de canard. On pense successivement : j’aurais pu en manger 1/3, 2/3, j’ai tout mangé. Ou encore : il y avait 3 personnes à table, j’ai mangé le canard à moi tout seul). La mode, l’amour devaient être considérés sous l’angle du jeu. D’après Derain — et l’on ferait dans ces propos difficilement la part de l’innocence et du cynisme — tout revenait à adopter une attitude dont on ne fût pas dupe mais qui dupât fatalement les autres : le coït envisagé comme un des plus terribles drames du jeu (dès qu’on voit prendre à quelqu’un une attitude semblable, on en est dupe à son tour). Le plan physique des objets était mal défini, dire : «  le verre sur la table » n’étant pas sous-entendre « la table sous le verre », ne pas assez tenir compte de la résistance de la table, de l’élasticité du bois, ne pas assez se placer au point de vue du choc. La mesure du pouvoir d’un homme dans un café eut été d’empêcher autour de lui les femmes de soulever leur verre. Secrets de la pesanteur. Que je tienne un fil à plomb au-dessus d’un tableau horizontalement placé et que j’ouvre les yeux, s’il s’agit d’un « Rembrandt » il oscillera le long de l’axe vertical, dans d’autres cas, il décrira un petit cercle au centre, un « Derain » devait le faire se déplacer diagonalement. Il n’en a rien été, en sommes-nous assez sûrs ? Toujours est-il qu’au-dessus d’une table quelconque il n’y avait rien. La même expérience eut été aussi concluante en musique, en littérature, etc. Il s’agissait, en outre, de concilier la soi-disant parole de Dieu : « Que la lumière soit… » et la célèbre parole occulte : « Il n’y a pas de haut, il n’y a pas de bas », c’est-à-dire les plus obscures de toutes. Il s’agissait, je ne sais pourquoi, de faire rentrer dans une toile un personnage convaincu de ces choses plutôt que de l’en faire sortir. Non sans l’avoir peint, ce qui est assez contradictoire, comme on suspend son pardessus au porte-manteau. Le rêve était envers et contre Picasso de « générer la ligne droite avec du coton ». Le trouble moderne paradoxalement et admirablement ressenti : « Au-delà des calculs sur le temps, il y a le chapeau mou », disait Derain.

Parallèlement à ce qui nous fit quelques-uns la proie de tels aphorismes et qui reposait, je le répète, sur une idée de contact superflu ou excessif avec les choses existantes, de contact indispensable avec les autres choses, au cours de cette étrange entreprise de désenvoûtement et d’envoûtement à laquelle nous restons plus ou moins livrés, nous avons à peu près tout vérifié, comme on se pince en rêve pour s’assurer qu’on ne dort pas. Le chapeau mou n’est pas si mou qu’on veut bien le