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RÊVES


Aragon :

Après une longue marche je me trouve dans un compartiment de troisième classe où il y a d’autres voyageurs que je distingue mal. Sur le point de m’endormir je remarque que les secousses régulières du wagon scandent un mot, toujours le même, qui est à peu près Adéphaude. L’adéphaude est une pierre précieuse jaune que je vois posée dans le filet à côté d’un paquet très mal fait, enveloppé dans de la toile d’emballage, sur lequel une étiquette de chemin de fer porte cette inscription : Rhodes 1415, ce qui est une erreur, j’en suis convaincu. Il m’est impossible de retrouver la bataille dont il est question, malgré les vanniers que j’interroge l’un après l’autre au bord de cet interminable marécage que je traverse sous l’aspect d’un vagabond. Je suis arrivé dans un compartiment de deuxième classe. Je me fais sur un ton sardonique l’observation qu’il y a maintenant dans le filet deux paquets portant la mention : Rhodes sans date. À ce moment je remarque dans le coin opposé une jeune dame qui parle avec agitation à un compagnon d’abord invisible, qui pourrait être moi-même, ou quelque parent éloigné d’une certaine dame Carnegie que je pense avoir connue dans mon enfance. La jeune dame est habillée avec une grande élégance. Je n’arrive à saisir que quelques mots de la conversation : « … au défaut de laque… » Il s’agit évidemment des paquets qui en effet ont un aspect extraordinairement écaillé. Je tourne les yeux vers l’interlocuteur de la dame et je m’aperçois qu’il est couvert d’une armure qui le cache complètement. Je me lève indigné. À mes pieds se trouvent les restes d’une collation froide. La dame s’essuie les mains avec un mouchoir de dentelle. Nous sommes en pleine campagne, auprès d’un talus. C’est le soir de la bataille de Marignan.


Pierre Naville :

L’action se passe dans le jardin de la maison, rue de Grenelle. Placé derrière une fenêtre quelconque j’aperçois dans ce jardin trois généraux, parmi lesquels se distingue le général Gouraud. Les regardant avec beaucoup d’attention, je me trouve maintenant dans une pièce de la maison en contre-bas qui ne comporte comme ouverture qu’un soupirail grillagé, au ras du sol. Je prends un browning et je tire à travers ce soupirail sur le général Gouraud, que je tue net. Il tombe à terre, raide, face en avant, et les deux autres généraux (il y a donc leur costume, casquette, décorations, sabre, etc.) se précipitent sur son cadavre, le soulèvent, et l’apportent vivement vers ce soupirail au travers duquel je viens de tirer, ouverture d’un sous-sol dans lequel je ne me trouve plus maintenant. Le carreau du soupirail a été brisé par la balle du revolver, et c’est par l’étroite ouverture ainsi pratiquée que le général Gouraud est introduit dans le sous-sol. Les deux autres officiers s’éloignent rapidement. Au même instant je me trouve reporté dans une chambre à l’étage supérieur, pour l’alibi.


Le cadavre exquis

L’appareil de la justice est mis en branle. Il y a dans cette maison un nombre énorme de policiers et de juges d’instructions. Qui a tiré ? qui a ramené le cadavre dans le sous-sol ? on sait que j’étais dans la maison, on m’interroge. Naturellement je nie sur le fond, je ne comprends rien. Mais voici de quelle façon : j’affirme avoir été dans la pièce d’où est parti le coup au moment où l’on a tiré ; j’ai tout vu, mais rien compris, donc rien fait. Pourquoi tuerai-je un général de cette manière absurde ? Précisément parce que je suis seul à affirmer que j’étais dans la pièce d’où l’on a tiré (tandis que « des témoins » prétendent m’avoir rencontré ail-