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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

Un moment la jeune femme se pencha vers Jean et lui dit en regardant Étienne : « Il est joliment musicien, ton ami. » Elle jouissait, elle aussi, de cette musique, la comprenant et l’interprétant à sa façon, en parisienne affinée, plus sensible, il est vrai, aux entraînements sensuels de la Czardas qu’aux grandes déchirures mélancoliques, que l’imagination des Tziganes ouvrait soudain à travers les rythmes les plus furieux. Et parmi les viveurs qui se trouvaient là, peu demeuraient indifférents, tant était puissante l’action de cet orchestre endiablé. Ils se turent presque brusquement, redevenus calmes, comme retombés à terre, l’inspiration tarie, et tandis qu’on les couvrait d’applaudissements, ils s’assirent en tournant le dos, très dédaigneux.

Jean avait retrouvé sa belle humeur et dévorait du pâté de canard et de la salade russe. « À la bonne heure, dit-il en versant du champagne dans son verre, voilà ce que j’appelle se distraire. Ce prophète avec son renoncement aux biens de ce monde m’avait tapé sur les nerfs. C’est idiot, tout de même, cette Izeyl ! » Henriette s’insurgea. Comme beaucoup de ses pareilles, elle était sujette à des accès de mysticisme intermittent. Elle défendit la pièce qu’elle avait vue précédemment. « J’aurais voulu y retourner ce soir avec vous », dit-elle. Et s’adressant à Jean : « Tu m’y ramèneras une autre fois, n’est-ce pas ? Il faut que tu conviennes que c’est beau. » Ce qui avait frappé surtout son imagination, c’était le côté romanesque du caractère d’Izeyl, la Madeleine repentante, éprouvant pour son sauveur une passion que l’auteur avait négligé de définir et dont la nature demeurait imprécise. Étienne se mêla à la conversation pour la détourner. Cela l’ennuyait d’entendre analyser ainsi l’œuvre qui se résumait pour lui en une pure évocation de l’Évangile et à laquelle il avait associé le souvenir bien-aimé de Mary. Il demanda « ce qu’il y avait d’autre à voir », affectant un grand désir, après sa longue absence, de courir les spectacles. Jean et la jeune femme passèrent en revue aussitôt toutes les pièces de l’année, les détaillant, y mêlant des souvenirs personnels et se disputant dans leurs appréciations. Lui n’avait plus qu’à écouter ; il prêta à leur conversation une oreille distraite et se reprit à songer.

Les Tziganes jouaient de nouveau, mais sans fièvre. Le Hongrois blond s’était retiré : on causait et on riait à la table d’Étienne ; il n’y avait plus personne qui fût digne de les entendre. Les violons ne chantaient plus comme tout à l’heure et les vibrations du tsim-