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LA NOUVELLE REVUE

pleine. « Eh ! reprend l’autre en clignant de l’œil et en crachant à douze pas, I guess there’s nothing equal in the world ![1].

Puis ce sont de nouveau la course rapide à travers champs, les rues grisâtres d’Alexandria et le petit vapeur noirot remontant le fleuve. Au wharf de la septième rue, Étienne encore bercé dans le bleu des songes, sort du bateau et reprend la route du matin. Le quartier nègre lui paraît moins sale et moins bruyant ; il trouve aux négresses des sourires gracieux et aux gamins vautrés dans le ruisseau toutes sortes de gentillesses. Son odorat se refuse à lui transmettre le vilain parfum d’humanité qui flotte sur ce décor. Bientôt il débouche dans Pensylvania avenue, plus animé à cette heure et tournant à gauche il se dirige vers la Maison-Blanche. Juste à ce moment il voit venir à lui deux hommes sur le passage desquels quelques chapeaux se soulèvent. L’un est petit et maigre, l’autre grand et très fort, la face ronde, le regard vif et clair, la lèvre ornée d’une petite moustache courte. Sa démarche alourdie est pourtant assurée et une grande simplicité caractérise ses manières. Une fois déjà, le jeune marquis a pu observer de près l’intéressante physionomie de Grover Cleveland, pour la deuxième fois président des États-Unis et chef de 70 millions d’hommes. Mais l’idée ne lui est pas encore venue de considérer en lui le successeur de George Washington et comme soudain la vision s’évoque du général, en grand costume, l’épée au côté, se rendant en voiture de gala, à l’ouverture du Congrès et plus semblable à un monarque constitutionnel qu’au chef élu d’une démocratie, il se demande si de Washington à Cleveland la présidence n’a pas singulièrement dévié ?… Mais non ! la forme a changé, voilà tout. Washington aujourd’hui ferait comme Cleveland. Sans regrets et sans embarras et rien ne le distinguerait dans la vie extérieure du plus humble de ses administrés. Étienne pense que les institutions républicaines ont en tous les cas cet avantage d’une extrême élasticité. Quelles difficultés en Europe, pour approprier la monarchie aux mœurs démocratiques du jour ! Quels singuliers et parfois ridicules compromis entre l’étiquette du Palais et la liberté de la rue, quelles distinctions subtiles entre le souverain debout sur son trône pour recevoir des compliments officiels et le souverain semi-incognito menant son phaëton ou applaudissant les audaces du moins respectueux des Chats-Noirs…

  1. Je me doute bien qu’il n’y a rien de pareil dans le monde.