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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

virent chacun leur route, éprouvant l’un pour l’autre une grande tendresse, mais ne se comprenant guère et parfois se blessant inconsciemment… surtout ils n’entendaient pas les appels qu’ils s’adressaient parfois pour penser ensemble, étonnés et froissés que ce qui touchait l’un laissât l’autre indifférent, que la clarté perçue par l’un ne fût pour l’autre qu’une nuit ténébreuse.

III

Le samedi, avant-midi, il y avait toujours chez Perros, le garde, un cercle choisi. Perros habitait une gentille petite maison sur la lisière de la forêt. Du château on ne la voyait pas parce que le bâtiment des écuries la cachait, mais il fallait deux minutes pour s’y rendre. Personne n’eût pu dire d’où venait l’usage de cette réunion hebdomadaire dont le principal attrait résidait dans les crêpes de blé noir arrosées de cidre doux ou de lait caillé que la vieille Anne-Louise, la femme de Perros, servait aux visiteurs. Ces crêpes devaient être absorbées sur place à mesure qu’elles s’échappaient des mains de l’habile ménagère. Sur des bancs disposés autour de la table tout le monde s’asseyait tenant son verre en main. Dans la grande cheminée très haute où tout un tronc d’arbre se fut consumé à l’aise, la « plaque aux crêpes », large surface métallique, ronde, portée par trois pieds, était placée au-dessus de la braise. Dans une marmite suspendue à une crémaillère, au coin de la cheminée, Anne-Louise plongeait sa louche immense et la retirait pleine d’une bouillie jaunâtre qu’elle versait aussitôt sur la plaque. C’était là le geste important, car au contact du métal surchauffé, la crêpe se prenait instantanément ; à peine le temps de l’asperger d’une bonne cuillerée de crème.

À voir Anne-Louise répandre la bouillie, on comprenait tout de suite qu’elle avait le « coup de main » et que sa réputation n’était point imméritée. Elle n’en ratait pas une. Chaque crêpe présentait au centre un très léger renflement qui la maintenait un peu molle tandis qu’elle devenait craquante sur les bords. Avec une fourchette on la faisait glisser prestement sur un plat rond que la fille cadette de Perros présentait tour à tour à chacune des personnes présentes. L’heureux destinataire de la crêpe levait alors le pouce et l’index la prenait et la repliait une première fois, sur elle-même, puis une seconde, puis une troisième de façon à lui donner l’appa-