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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

daient leur tendresse pour Étienne, pour le petit garçon vif et remuant qui parlait leur langue avant de savoir un mot de français et s’en servait pour leur dire des choses gentilles et drôles. Étienne de bonne heure accusa un caractère bien à lui ; il ne rappelait son père en aucune façon ; sûrement il ne lui ressemblerait pas, n’aurait jamais son humeur égale, sa douceur de langage et sa quiétude d’esprit. La marquise lui en voulut d’abord, comme d’une désillusion pénible ; elle s’était attendue à voir revivre en son fils celui dont elle ne cessait de pleurer l’absence et se sentait souvent désorientée en face de ce petit breton dont elle comprenait les longs silences moins encore que les accès d’effervescence sauvage. Mais l’enfant était si attachant qu’en plus de son dévouement, elle lui donna bientôt tout son cœur, et un peu de joie lui revint à le regarder grandir.

Elle s’était imaginée être au bout de son évolution féminine et n’avoir plus qu’à vieillir. Mentalement elle se comparait à une vigne dévastée par le feu où rien ne peut plus germer ; il y avait du vrai dans cette comparaison : la douleur avait bien mis à nu l’ossature de son âme comme un incendie, en détruisant la végétation qui couvre une colline en dessine le squelette de terre et de pierres. Mais le feu ne stérilise pas le sol ; les arbres repoussent et la colline sous un nouveau manteau de verdure reprend ses lignes ondulantes. La femme qui se croyait ainsi retranchée du monde vivant n’avait pas trente ans ! Elle avait été une épouse trop aimante et trop fidèle pour que jamais un second amour pût la faire vibrer ; mais il lui restait les joies maternelles, pâles à côté des autres, réelles pourtant et auxquelles d’avance elle ne voulait pas croire. Et combien elle en eût tiré de consolation sans le malentendu intellectuel qui, de bonne heure commença de se creuser entre son fils et elle : l’éternel malentendu qui résulte de la différence de niveau entre deux générations et de l’inaptitude séculaire des parents à comprendre les illusions des enfants et à deviner leurs sentiments. Un jour vient immanquablement où, chez l’être que vous avez engendré, quelque chose vibre qui doit trouver en vous un écho. Veillez, veillez sans trêve afin de pouvoir répondre à cette recherche d’unisson ; elle peut se produire tôt après l’aurore, ou plus tard, aux approches de midi. Ce ne sera qu’un son très faible et probablement un son inaccoutumé, car si nos enfants par hasard s’éprennent des mêmes choses que nous, ils les voient sous des angles différents et les chan-