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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

trajet dura une heure et quart. On s’enfonçait de plus en plus dans le centre de l’Armorique. Aux stations, très fréquentes, le costume local dominait et les mots français se faisaient de plus en plus rares. Étienne prêtait l’oreille avidement à ce parler à la fois doux et rude si bien approprié à la Bretagne dont les herbes odorantes poussent sur un sol de granit. À Poullaouen il se sentit arrivé et d’un bond fut dans la cour de la gare où sa petite charrette anglaise l’attendait. Il l’avait demandée spécialement afin d’être plus vite rendu à Kérarvro. Il échangea de rapides poignées de mains avec de vieux bretons qui se trouvaient là et soulevaient d’un air content leurs larges chapeaux ronds. Il remit au charretier qui conduisait le char à bancs son bulletin de bagages, prit avec lui sa valise et saisit les rênes des mains de Jean-Marie.

Jean-Marie était son frère de lait et vivait auprès de lui sur un pied de respectueuse camaraderie. C’était un joli garçon, très blond avec des yeux bleus étonnés et un rire enfantin et sonore. Il avait reçu, par les soins de la marquise, une instruction assez complète et selon l’expression d’Étienne, « devinait le monde bien au-delà de ce qu’il en comprenait ». Aussi les deux jeunes gens causaient-ils ensemble sur toutes espèces de sujets. Très avisé, Jean-Marie vit tout de suite qu’Étienne était heureux de revenir et laissa éclater sa joie ; il avait eu peur et le disait naïvement : « Voyez-vous, monsieur Étienne, vous étiez agité avant de partir et j’étais inquiet qu’on ne vous change en route et que vous ne vous trouviez bien de vous transplanter comme ça. » — « À quoi penses-tu ? répondait le marquis en riant ; est-ce qu’on transplante les Bretons ? Quand ils s’en vont ils reviennent toujours. Et tiens, madame Leloup m’a dit ce matin qu’ils feraient mieux de ne jamais sortir de chez eux ; c’est ton avis alors ? » — « Ah ! cette vieille, dit Jean-Marie, vous ne savez pas ce qu’elle m’a questionné sur vous un jour que j’ai été à Saint-Brieuc, pendant votre voyage. Jamais elle n’avait tant parlé. M. d’Halgoet en était stupéfait. Moi je trouve qu’elle sent le roussi, cette dame noire. M. le Recteur de Plourin a dit une fois qu’elle avait fait une promesse au diable et cherchait à la racheter avec des mortifications. » — « Tu ne crois pas cela, n’est-ce pas Jean-Marie ? Tu sais bien que ce sont des bêtises », fit Étienne. Et pour toute réponse, Jean-Marie haussa l’épaule avec un rire muet au coin de la bouche, l’air de dire : Bah ! Est-ce qu’on sait ce qui se passe entre ce monde-ci et l’autre ! Ça peut être des blagues et ça peut être vrai. … Et