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LA NOUVELLE REVUE

DEUXIÈME PARTIE


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Sur un contre-fort des Montagnes Noires, cette épine dorsale de la péninsule armoricaine, au milieu d’une forêt de quinze cents hectares, le château de Kerarvro dresse ses hautes tours et ses pignons gothiques. La montagne, à cet endroit, forme un plateau dont on a fait une vaste clairière. De grandes pelouses, soigneusement entretenues et semées d’arbres rares, un petit étang, des allées sablées donnent à cette clairière l’aspect paisible et rassurant d’un parc anglais. Mais tout autour, dessinant un cercle agressif, la forêt se dresse, l’air méchant. Et c’est là une apparence trompeuse car elle est, au contraire, pleine de grâce et d’abandon. Elle se laisse envahir par des mousses très fines, de petites fleurs pâles et toutes sortes d’herbes remuantes qui s’agitent follement quand le vent passe. Point de futaies noires ni de taillis étouffés ; le soleil peut envoyer partout ses rayons ; on dirait une société bien organisée, assurant à chacun sa part légitime de bien-être et d’espace et rendant inutile la terrible lutte pour la vie. Ça et là, de grands rochers sortent de terre ou bien des sources jaillissent descendant avec de petits bonds gracieux vers la rivière qui coule rapide, au fond d’un beau vallon très large que la forêt emplit tout entière. À droite, à gauche, devant, derrière, s’étend son grand manteau vert ; et de l’autre côté du vallon, sur une crête parallèle à celle qui porte le château, le grand manteau cesse brusquement ; il fait place à des landes rouges où les Korrigans sont réputés tenir le premier soir de la lune de janvier une assemblée plénière dans laquelle ils arrêtent les méfaits qu’ils commettront pendant l’année. Ces landes sont le point le plus élevé du pays ; du gros dolmen qui en occupe le centre, un panorama inattendu se révèle aux regards. Au premier plan, la forêt, et, sortant de ses flots sombres comme des mâts de navires enlisés, les paratonnerres et les girouettes armoriées de Kerarvro ; plus loin sur