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— Oui, j’aime mieux ça. C’est plus gai. Est-ce aussi une composition d’un de vos compatriotes ?

— Tieu veuille que non, Matemoisselle.

Mais le drôle de l’affaire, c’est que Trilby était d’une absolue bonne foi.

— Vous aimez la musique ? demanda Little Billee.

— J’te crois ! fit-elle. Mon père chantait comme un ange. C’était un gentleman et un homme instruit. Il s’appelait Patrick Michael O’Ferral et était élève de l’université de Cambridge. Il chantait Ben Bolt, connaissez-vous Ben Bolt ?

— Oh oui, parfaitement, c’est une très jolie chanson.

— Je la sais. Voulez-vous que je vous la chante ?

— Oh ! certainement. Vous nous ferez plaisir.

Elle posa aussitôt ses mains sur ses genoux et éloignant les coudes, du corps, fixant le plafond avec un sourire tendre et sentimental, elle commença la chanson touchante.


« Oh, don’t you remember
Sweet Alice, Ben Bolt ?
Sweet Alice, witch hair so brown ! etc… etc.


Comme il y a des sujets trop tristes pour faire pleurer, il en est qui sont trop grotesques pour faire rire.

De ces derniers était Ben Bolt, chanté par miss O’Ferral.

De sa grande bouche s’échappaient des sons bas, profonds et vibrants qui emplissaient tout.

Elle manquait absolument d’oreille, à en juger par les notes dissonantes qu’elle émettait et qui semblaient ne pouvoir être jamais dans le ton.

Quand elle se tut, il se fit un silence gênant. On ne savait trop si elle était sérieuse ou si elle ne prenait pas tout simplement sa revanche de l’impertinence de Svengali avec « Messieurs les étudiants ».

Si telle était sa pensée, elle avait bien atteint son but, car une lueur mauvaise étincela dans la prunelle roussâtre de Svengali, dont le caractère était susceptible.

Ce fut Little Billee qui rompit la glace :

— Merci ! Miss O’Ferral ; c’est très joli.

— N’est-ce pas ? malheureusement je ne sais rien d’autre. Mon père chantait Ben Bolt tout à fait comme ça quand il se sentait en verve après un grog chaud. Il faisait pleurer l’assistance et pleurait