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« Nous seuls, ô mon amant ! sommes privés de cette douce chose ; nous seuls sommes séparés, alors que nous respirons ensemble, alors que nos cœurs battent à l’unisson, alors que nous nous aimons ! »

Ainsi chantait-elle, la belle Vichtra, et sa pensée entière s’égarait dans cette chanson aux accents tristes, et elle ne songeait guère que si on l’avait laissée seule ainsi dans la grande forêt, c’était pour qu’elle réfléchît au choix à faire entre ses prétendants ; elle oubliait que ce devait être aujourd’hui la fête de ses fiançailles, et elle se perdait dans une douloureuse extase — car, du choix qu’elle pouvait faire, son amant était à jamais exclu !

Quand son père — le tout puissant Maharadjah Vengâ, dont la puissance s’étendait sur les pays les plus lointains, — avait rappelé à sa blonde fille que, suivant la loi prescrite par les Vêdas, elle devait se choisir un fiancé le jour de sa vingtième année, elle avait senti d’abord son cœur bondir de joie ; puis, brusquement, une mélancolie profonde avait envahi son âme limpide, et le voile noir de la tristesse avait recouvert l’éclat de ses yeux de lotus.

Elle avait réfléchi que son amour était mal placé, que son père, — ni les brahmes, — ne consentiraient à l’unir à l’objet de son choix, le jeune homme au cœur ardent dont les paroles enflammées avaient pénétré son cœur. Un moment, elle songea à le supplier de renoncer à l’œuvre qu’il avait entreprise : car il n’avait jamais pu résoudre son âme à croire aux mystères des Vêdas ou à la sainteté des brahmes ; il cherchait à résoudre autrement le grand problème de la vie et de la mort, et son nom avait été anathématisé par les prêtres et les fidèles.

Et Vichtra se désolait, car elle aimait ce cœur ardent et malheureux, elle aimait le brun Kosça dont les flèches atteignaient toujours leur but. Elle ne pouvait se réduire à abattre sa fierté native ; elle savait bien qu’il y aurait consenti, si elle l’en avait prié, mais c’était son orgueil dédaigneux qui faisait resplendir la mâle beauté de son visage, dont le charme l’avait prise, et Vichtra ne pouvait se décider à briser ce qui l’avait séduite…

Tout à coup — ô sacrilège ! ô impiété horrible — les lianes frissonnent, les flots du Miellos s’agitent : une barque souillait, en le sillonnant, le fleuve saint sur lequel il est défendu de naviguer. Vichtra tourne la tête ; ses yeux étincèlent, un cri de joie s’échappe de sa poitrine, et elle tend les mains vers son amant adoré !

Kosça s’approche de la rive, met un pied sur le sol et soutient la blonde vierge qui vient s’asseoir sur un banc sous la tente de verdure que le jeune homme a dressée de ses mains. Et la barque repart lentement, emportant avec elle ces deux âmes jeunes et aimantes qui s’unissent à