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LIVRE PREMIER.

Cu de jatte, gouteux, manchot, pourveu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus content.
Ne vien jamais, ô mort, on t’en dit tout autant.


Ce sujet a esté traité d’une autre façon par Esope, comme la Fable suivante le fera voir. Je composay celle-cy pour une raison qui me contraignoit de rendre la chose ainsi generale. Mais quelqu’un me fit connoistre que j’eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissois passer un des plus beaux traits qui fust dans Esope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne sçaurions aller plus avant que les anciens : ils ne nous ont laissé pour nostre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma Fable à celle d’Esope ; non que la mienne le merite : mais à cause du mot de Mecenas que j’y fais entrer, et qui est si beau et si à propos que je n’ay pas cru le devoir omettre.



Uu pauvre Bucheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Germissant et courbé marchoit à pas pesans,
Et taschoit de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les imposts,
Le creancier, et la corvée,
Luy font d’un mal-heureux la peinture achevée.
Il appelle la mort ; elle vient sans tarder ;
Luy demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guere.

Le trépas vient tout guerir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plûtost souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.