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FABLES CHOISIES.

Le Scithe l’y trouva, qui la serpe à la main,
De ses Arbres à fruit retranchoit l’inutile,
Ebranchoit, émondoit ; ôtoit ceci, cela,
Corrigeant par tout la Nature,
Excessive à païer ses soins avec usure.
Le Scithe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine ? Etoit-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitans ?
Quittez-moi vôtre serpe, instrument de dommage.
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront assez-tôt[1] border le noir rivage.
J’ôte le superflu, dit l’autre ; et l’abatant
Le reste en profite d’autant.
Le Scithe retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez luy les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scithe exprime bien
Un indiscret Stoïcien.
Celui-ci retranche de l’ame
Desirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocens souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi je reclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort.
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

  1. Ainsi dans les Ouvrages de prose et de poësie ; l’édition de 1694 donne aussi-tôt, qui semble une moins bonne leçon.