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LIVRE DIXIÉME.

Chacun fist de son mieux, et s’appliquast au soin
De pourvoir au commun besoin.
La plainte, ajoûta-t’il, guerit-elle son homme ?
Travaillons ; c’est dequoy nous mener jusqu’à Rome.
Un Pâtre ainsi parler ! ainsi parler ; croit-on
Que le Ciel n’ait donné qu’aux testes couronnées
De l’esprit et de la raison,
Et que de tout Berger comme de tout mouton,
Les connoissances soient bornées ?
L’avis de celuy-cy fut d’abord trouvé bon ;
Par les trois échoüez aux bords de l’Amerique.
L’un, c’estoit le Marchand, sçavoit l’Arithmetique ;
A tant par mois, dit-ii, j’en donneray leçon.
J’enseigneray la politique,
Reprit le Fils de Roy. Le Noble poursuivit :
Moy je sçais le blason ; j’en veux tenir école :
Comme si devers l’Inde on eust eu dans l’esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole.
Le Pâtre dit : Amis, vous parlez bien ; mais quoy,
Le mois a trente jours, jusqu’à cette échéance
Jeusnerons-nous par vostre foy ?
Vous me donnez une esperance
Belle, mais éloignée ; et cependant j’ay faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain ?
Ou plûtost sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moy, le soûper d’aujourd’huy ?
Avant tout autre c’est celuy
Dont il s’agit : vostre science
Est courte là-dessus ; ma main y supplêra.
A ces mots le Pâtre s’en va
Dans un bois : il y fit des fagots dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empescha qu’un long jeusne à la fin ne fist tant
Qu’ils allassent là bas exercer leur talent.
Je conclus de cette avanture,
Qu’il ne faut pas tant d’art pour conserver ses jours ;
Et grace aux dons de la nature,
La main est le plus seur et le plus prompt secours.