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PREFACE.

seance, puisque ny Esope, ny Phedre, ny aucun des Fabulistes ne l’a gardée ; tout au contraire de la Moralité dont aucun ne se dispense. Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a esté que dans les endroits où elle n’a pû entrer avec grace, et où il est aisé au Lecteur de la suppléer. On ne considere en France que ce qui plaist. C’est la grande regle, et pour ainsi dire la seule. Je n’ay donc pas creu que ce fust un crime de passer par-dessus les anciennes Coûtumes, lors que je ne pouvois les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d’Esope, la Fable estoit contée simplement, la Moralité séparée, et toûjours ensuite. Phedre est venu, qui ne s’est pas assujetty à cét Ordre : il embellit la Narration, et transporte quelquefois, la Moralité de la fin au commencement. Quand il seroit nécessaire de luy trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n’est pas moins important. C’est Horace qui nous le donne. Cét Auteur ne veut pas qu’un Ecrivain s’opiniastre contre l’incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut reüssir n’en vient jusques-là : il abandonne les choses doht-il voit bien qu’il ne sçauroit rien faire de bon.

Et quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit[1].

C’est ce que j’ay fait à l’égard de quelques Moralitez, du succez desquelles je n’ay pas bien espéré.

  1. Horat., Ars poet., v. 150.