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douleur du corps, particulièrement cette douleur qu’éprouve un homme qu’on saisit au corps et que l’on serre dans ses bras avec violence. « Esmeu de l’enguengne que lui faisoit ledit Charpentier, et des paroles qu’il lui disoit, féri icellui Charpentier. » (Lett. de grâce, an. 1375. — Voy. D. Carpentier, Sup. Gloss. de Du Cange, au mot Anguara.) On terminera cet article par une réflexion sur la cause de l’impossibilité qu’il y a de fixer dans nombre de passages l’exacte signification du mot engaigne. Il est des douleurs qui excitent la colère. La colère et la douleur sont des sentiments si naturels à l’homme qui se voit dupe de l’artifice d’un autre, qu’il nous paroit souvent douteux si le mot angaigne, signifie colère ou douleur, douleur ou artifice. On croit qu’en ce dernier sens, engaigne est de même origine qu’engin ou engine.

variantes :
ANGOINE. D. Carpentier, Suppl. Gloss. lat. de Du Cange, au mot Anguara.
Angaigne. Fabl. MS. du R. no 7615, T. I, fol. 119, V° col. 1.
Anguengne. D. Carpentier, Suppl. Gloss. lat. de Du Cange, au mot Anguara.
Engaaingne. Rom. de Rou, MS. p. 205.
Engagne. Ph. Mouskes, MS. p. 793. — Anseis, MS. fol. 65.
Engaigne. Anc. Poët. Fr. MSS. avant 1300, T. IV, p. 1301 et 1327. — Cléomadès, MS. de Gaignat, fol. 27, V° col. 3, etc.
Engaingne. Eust. Desch. Poës. MSS. p. 572, col. 4.
Engain. Cotgrave, Dict.

Angoisse, subst. fém. Etreinte. Oppression, exaction, impôt. Souffrance, douleur, détresse. Colère, dépit, rage. On pourroit dire que l’énergie du mot angoisse, l’a sauvé de la proscription dans laquelle on l’avoit enveloppé, vers le milieu du XVIIe siècle. (Voy. Goujet, Biblioth. Fr. T. XVI, p. 46 et 47.) Peut-être reconnoitra-t-on le mot latin angustia, dans les orthographes anguisse, angusce, angousce, en italien angoscia. Anciennement, tenir en angoisse signifioit étreindre, serrer étroitement.

Li Vilains alla vers sa fame ;
Et li Prestes ert sus la Dame,
Qu’il la tenoit en tel engoisse, etc.
Fabl. MS. de Berne, no 354, fol. 158, R° col. 1.

On opprime les hommes en leur faisant supporter des impôts, qui les mettent à l’étroit, ou en presse. De là, l’acception figurée d’angoisse ; exaction, impôt, oppression. (Voyez D. Carpentier, Suppl. Gloss. lat. de Du Cange, T. II, col. 225.)

Sur toutes gens seront cil usurier boulé,
Qui ont l’avoir aus poures sorbi et angoulé.
Hé, Diex ! mout seront ore cil vil mâtin foulé,
Qui ont par lor angoisse le monde triboulé.
Fabl. MS. du R. no 7615, T. II, fol. 142, V° col. 2.

L’innocence de Joseph fut opprimée. Dieu punissoit les prévarications de son peuple, en le livrant à l’oppression. Il semble donc qu’on ait dit dans le sens général d’oppression : « Ore est venuz li jur que nus sumes en anguisse, e que nostre Sires nus chastied. » (Livres des Rois, MS. des Cordel. fol. 145.) « Joseph el tens de s’anguoisse, si garda le commandement de Deu, et por co fut fait Sire de Égypte. » (Livres des Machabées, MS. des Cordel. fol. 158, R° col. 2.)

La Nature est, pour ainsi dire, en presse et respire avec peine sous le poids des maux physiques et moraux qui l’oppriment. De là, le mot angoisse aura signifié en général : 1o souffrance, douleur du corps : « Adam, pur ceo qe tu as guerpi mes comandementz…. te mettrai sur ton cors sesaunte e dis plaies de divers dolors… Lors s’escria Adam, en plorant, e si dist : Allas, cheitif malaventorus ! qe ferai qe jeo sui passé en si grant dolour, e en si grant anguisse. » (Hist. de la Ste Croix, MS. p. 7 et 8.) « Il seignoit de tous costés, qui estoit une angoisse importable. » (Aresta Amor. p. 209.) On a juré par les angoisses Dieu. (Farce de P., p. 40.)

Traïz fu et jugiez à tort,
Et soffrir engoisse de mort.
Rom. de Perceval, MS. de Berne, no 354, fol. 212, V° col. 1.

2o Souffrance, douleur de l’âme, serrement de cœur. On a dit en ce sens, angoisse de cueur. (Chron. St Denys, T. I, fol. 216.) « Furent moult oppressés d’angoisse et de compassion. » (Joinville, p. 47.) On est oppressé, l’on étouffe de colère comme de douleur. Ainsi le mot angoisse a signifié colère, dépit, rage.

. . . . D’ire et d’angousce fu plains.
Fabl. MS. du R. no 7989, fol. 89, V° col. 1.

C’est en ce même sens qu’on a dit, tressuer d’angoisse. (Percef. Vol. V, fol. 112. — Voy. Angoine.)

La Chronique manuscrite de Geoffroy, moine de Vigeois, atteste que dans Angoisse, village près de l’abbaye de St Iriez en Limousin, on appeloit en 1094, du nom de ce village, poires d’angoisse, une espèce de poires sauvages, en latin fructus piri agrestis. La poire d’Angoisse est aujourd’hui très-douce au goût. Mais quand la culture n’en auroit pas adouci l’âpreté naturelle, on craindroit encore de se tromper en disant avec Ménage, que « les poires qui prennent à la gorge, les poires d’angoisse, ont été ainsi nommées d’un village du Limousin, appelé Angoisse. » (Voy. Ménage, Dict. étym. — Borel, Dict. — Dict. de Trévoux.) Il semble que c’est chercher trop loin l’origine d’une dénomination qui paroit ne remonter qu’au XVe siècle, et dans laquelle le mot angoisse dont le sens est analogue à celui d’étranguillon, désigne si naturellement l’effet de l’âpreté d’un fruit qui prend à la gorge[1]. Les poires ou pommes d’angoisse sont des pommes ou poires causant l’estranguillon ; en

  1. Voici ce que raconte d’Aubigné, au livre IV de son histoire (édition de 1616 ; I, 385) : « Pour ce que ce galand [le capitaine Gaucher] se trouvoit par fois surchargé de prisonniers qui le contraignoient de retourner au logis premier que d’avoir mis fin à son projet, il inventa une sorte de cadenats faits en forme de poires, aussi les appelloit-il poires d’angoisse ; il faisoit ouvrir les dents à ses prisonniers, et leur aiant fait retirer sous le palais cette machine, avant retirer une clef qui estoit dedans, il en faisoit un tour qui grossissoit le morceau d’un travers de doigt, et par ainsi ne pouvoit plus sortir de la bouche que par l’aide de la mesme clef ; cela fait, il disoit au prisonnier : Allez vous rendre en tel lieu, ou bien vous résolvez de mourir de faim. » (n. e.)