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l’Auteur d’un Glossaire François. Cependant il faut convenir qu’un Glossaire François, sorti des mains de Du Cange, eût été un ouvrage précieux. Je sens la différence qu’on mettra toujours entre un homme unique, et quiconque entreprendra de le suivre ou de l’imiter : mais cette différence ne tombera que sur l’Auteur, et nullement sur l’objet de l’ouvrage. Sans entrer ici dans le détail de tout ce qu’ont dit les Ecrivains les plus graves à la louange du savant et judicieux Auteur du Glossaire Latin ; de son témoignage souvent réclamé par les plus célèbres avocats dans des causes très-importantes, et du poids qu’ont eu ses décisions dans les premiers Tribunaux du Royaume, je ne craindrai point d’avancer qu’il ne manqueroit au Glossaire François, pour jouir des mêmes avantages, que d’avoir été composé par un Auteur dont le savoir et la capacité répondissent à l’importance du travail. Il m’en coûtera peu de faire à cet égard tous les aveux qu’on voudra ; mais de quelque façon que cet Ouvrage soit exécuté, il répandra toujours quelques lumières sur notre ancienne Langue : et quelle autre Langue peut être plus intéressante pour nous, que celle de nos Ayeux, dans laquelle sont consignés les termes de nos Loix, de nos Coutumes, de notre Droit féodal et des redevances qui en résultent, de notre Milice, de nos Arts et de nos Métiers, de nos Manufactures, de notre Commerce, de nos Monnoies, des Mesures tant de nos grains et de nos boissons, que de nos héritages, et une infinité d’autres qu’il est aisé de suppléer ?

Pour ne parler que de ce qui concerne directement cette classe de Gens de Lettres qui font de notre Histoire et de nos Antiquités, l’objet principal de leurs études, j’insisterai sur un point essentiel, auquel, ce me semble, on n’a jamais fait assez d’attention. La connoissance de notre ancienne Langue est si nécessaire pour eux, que si d’avance ils ne la possèdent avec une certaine étendue, ils ne seront pas même en état de lire comme il faut, les Auteurs et les Monuments sur lesquels ils ont à travailler. Que sera-ce s’ils entreprennent de les publier ? Ils ne les donneront qu’avec des fautes, des altérations et des corruptions énormes, qui souvent en changeront le sens. Les plus habiles gens qu’ait eu la France dans l’art de déchiffrer les anciennes écritures, ont quelquefois publié des textes, qu’ils n’avoient pas su lire. Ne dissimulons pas ici, par une fausse délicatesse, ce qui se passa dans les premiers temps de l’Académie des Belles-Lettres, au sujet de ce mot caienaire, qui dans un ancien Manuscrit se trouvoit placé à la suite du nom d’un de nos Rois. Plusieurs Dissertations[1] constatent quelle fut la diversité des avis. Ce ne fut qu’après bien des discussions qu’on s’assura qu’il falloit lire cai en aire, en trois mots, qui signifioient ça en arriere, ou ci-devant ; c’est-à-dire, que St Louis, le Prince en question, étoit alors décédé. Le P. Mabillon lui-même de qui toute l’Europe savante apprit à déchiffrer les anciennes écritures, ne fut point exempt de tous reproches. Les méprises qui lui sont échappées, en publiant le texte des Sermons François de St Bernard, prouvent que cet habile Antiquaire ne connoissoit pas aussi parfaitement le vieux François que la Latinité du moyen âge. Après de tels exemples, est-il quelque Savant qui pût se flatter de ne point commettre de pareilles fautes ? Est-il quelqu’un qui pût rougir de les avoir commises ? N’hésitons pas à le dire : faute d’un Glossaire François, nous en sommes encore aux premiers éléments de la Grammaire, par rapport à la connoissance des monuments de notre Histoire, de nos Antiquités, et de notre Littérature. On n’aura pas de peine à s’en convaincre quand j’aurai fait connoître l’embarras et la confusion des caractères par lesquels nos anciens Titres et nos Manuscrits ont été transmis jusqu’à nous.

Sans parler des abréviations, souvent très-équivoques, qu’on y trouve à chaque ligne, les différentes parties du discours n’y sont distinguées par aucune sorte de ponctuation ; les mots commençant par des voyelles, et précédés d’articles ou de certains pronoms, n’offrent point d’apostrophes, qui fassent discerner l’un de l’autre ; deux mots sont, la plupart du temps, mis ensemble, comme s’ils n’en faisoient qu’un, tandis qu’un autre est coupé par le milieu, comme s’il en faisoit deux : enfin jamais on y verra de points sur les i, et par conséquent les jambages des m, des n et des u, qui avoient entr’eux beaucoup de ressemblance, sont presque toujours confondus avec les i : de sorte qu’un même mot peut être lu de huit ou dix façons différentes. La même difficulté se présente à chaque lettre : il n’en est presque aucune qui ne puisse être prise pour quelqu’autre ; les traits qui les distinguent sont imperceptibles aux yeux les plus clair-voyants. De-là tant de mots mal lus, dont on a fait autant d’articles dans des Glossaires particuliers, ou dans des notes, et qui ont été aussi mal interprétés, quand les Editeurs n’ont pas eu la bonne foi de convenir qu’ils ne les entendoient pas.

Quelle sera donc la ressource d’un lecteur dans la multitude de ces diverses leçons que le même texte lui présente, et qui sont toutes également bien fondées, à n’en juger que par le témoignage de ses yeux ? La connoissance de la Langue lui donnera le seul moyen qui lui reste de lever ses doutes, et de sortir de ce labyrinthe. Il tiendra pour suspects tous les mots que son texte lui offrira, lorsqu’ils lui seront inconnus : il admettra avec confiance ceux dont il apprendra, par le Glossaire, que l’usage est appuyé sur des exemples.

Pardonnons à nos Modernes une ignorance que l’éloignement des temps rend excusable.

  1. Voyez dans le Recueil des Mémoires de l’Académie Royale des Belles-Lettres, t. I. page 319 et suiv. et tome V. page 344 ; ceux de Mr Boindin, Boivin et Lancelot.