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mer, je dépouillerai mon père de son patrimoine, je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses terres et de ses Etats « , et comme il l’a dit il l’a fait. Ce qu’il devait appréhender, c’était le ressentiment de plusieurs rois qu’il outrage en la personne d’un seul roi ; mais ils tiennent pour lui ; ils lui ont presque dit : » Passez la mer, dépouillez votre père, montrez à tout l’univers qu’on peut chasser un roi de son royaume, ainsi qu’un petit seigneur de son château, ou un fermier de sa métairie ; qu’il n’y ait plus de différence entre de simples particuliers et nous ; nous sommes las de ces distinctions : apprenez au monde que ces peuples que Dieu a mis sous nos pieds peuvent nous abandonner, nous trahir, nous livrer, se livrer eux-mêmes à un étranger, et qu’ils ont moins à craindre de nous que nous d’eux et de leur puissance. « Qui pourrait voir des choses si tristes avec des yeux secs et une âme tranquille ? Il n’y a point de charges qui n’aient leurs privilèges ; il n’y a aucun titulaire qui ne parle, qui ne plaide, qui ne s’agite pour les défendre : la dignité royale seule n’a plus de privilèges ; les rois eux-mêmes y ont renoncé. Un seul, toujours bon et magnanime, ouvre ses bras à une famille malheureuse. Tous les autres se liguent comme pour se venger de lui, et de l’appui qu’il donne à une cause qui leur est commune. L’esprit de pique et de jalousie prévaut chez eux à l’intérêt de l’honneur, de la religion et de leur Etat ; est-ce assez ? à leur intérêt personnel et domestique : il y va, je ne dis pas de leur élection, mais de leur succession, de leurs droits comme héréditaires ; enfin dans tous l’homme l’emporte sur le souverain. Un prince délivrait l’Europe, se délivrait lui-même d’un fatal ennemi, allait jouir de la gloire d’avoir détruit un grand empire : il la néglige pour une guerre douteuse. Ceux qui sont nés arbitres et médiateurs temporisent ; et lorsqu’ils pourraient avoir déjà employé utilement leur médiation, ils la promettent. O pâtres ! continue Héraclite, ô rustres qui habitez sous le chaume et dans