Page:L’Odyssée (traduction Bareste).djvu/259

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et Jupiter nous permettra peut-être d'échapper à la mort. Quant à toi, pilote, voici mes ordres, puisque tu tiens le gouvernail. Dirige le vaisseau en le tenant toujours éloigné de cet épais brouillard et des flots agités ; observe attentivement cet écueil, de peur qu'à ton insu le navire en s'éloignant ne s'approche de l'autre rocher[1] et ne nous précipite dans l'abîme. »

» Je m'arrête et ils m'obéissent aussitôt. Cependant je ne leur parlais point de Scylla et du malheur qui les menaçait tous[2], dans la crainte que les rameurs effrayés n'abandonnassent les rames pour se réfugier au fond du navire. J'oublie moi-même l'ordre terrible que m'avait donné Circé de ne point me défendre ; je me couvre de mes armes étincelantes; je prends dans mes mains deux longs javelots, et je monte sur le devant du navire. Là j'espérais apercevoir Scylla cachée dans les rochers, Scylla qui devait être fatale à mes compagnons ; mais je ne pus la découvrir, et mes yeux se fatiguèrent inutilement à considérer cette caverne ténébreuse.



» Enfin nous entrons en gémissant dans le détroit. D'un côté se trouve Scylla, et de l'autre la redoutable Charybde qui dévore avec fracas l'onde amère. Quand celle-ci vomit les vagues qu'elle vient d'engloutir, la mer murmure en bouillonnant comme l'eau d'un bassin placé sur un ardent foyer, et l'écume jaillit dans les airs jusque sur les sommets élevés des deux écueils. Mais lorsque Charybde absorbe l'onde, la mer se creuse avec bruit ; les flots se brisent en mugissant autour du rocher, et dans le fond de l'abîme la terre laisse apparaître une arène bleuâtre : mes compagnons sont saisis d'épouvante. Tandis qu'en redoutant le trépas nos yeux

  1. Ce passage, μή σε λάθηισι κεῖσ᾽ ἐξορμήσασα (vers 220/221) (de peur qu'à ton insu il ne n'en aille de ce côté-là) (du côté de Charybde), n'a été rendu par aucun traducteur français. Clarke, Dubner et Voss ont seuls très exactement traduit cette phrase obscure.
  2. Tous les traducteurs français, anglais et allemands ont pris ἄπρηκτον ἀνίην (vers 223) comme une personnification de Scylla et ont traduit : « Je ne leur parlais point de Scylla, ce malheur inévitable ; » c'est-à-dire : « Je ne leur parlais point de ce monstre qu'il faut franchir. » Nous pensons, au contraire, qu'Ulysse fait ici allusion à la perte de ses compagnons, laquelle, selon la prédiction de Circé, était inévitable ; et cette perle est appelée par Ulysse malheur inévitable.