Page:L’Odyssée (traduction Bareste).djvu/230

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ensanglantées et qui moururent au milieu des combats : ces mânes voltigent en foule aux bords du fossé et poussent de lamentables cris. À cette vue la crainte s'empare de moi [1]; j'ordonne à mes compagnons de dépouiller les victimes frappées par l'airain cruel, et de les brûler en adressant des prières au redoutable Pluton et à la terrible Proserpine. Moi je m'assieds en tirant mon glaive, et je ne permets point que les ombres légères des morts s'approchent du sang avant que je n'aie entendu la voix du Thébain Tirésias.

» L'âme qui arrive la première est celle de mon compagnon Elpénor ; ce guerrier n'avait point été enseveli dans la terre spacieuse, et nous avions laissé son corps sans sépulture, dans les palais de Circé, sans l'avoir arrosé de nos larmes ; car nous étions pressés de partir. En le voyant je répands des pleurs, et le cœur ému de pitié je lui adresse ces paroles :

« Cher Elpénor, comment es-tu venu dans le royaume des ténèbres ? Quoique étant à pied tu m'as devancé, moi qui suis arrivé sur un rapide navire. »

» Elpénor me répond en gémissant :

« Noble fils de Laërte, généreux Ulysse, un destin cruel et l'excès du vin ont causé ma perte. Je me couchai dans le palais de Circé ; lorsque je me réveillai, je ne m'aperçus point que je devais retourner sur mes pas pour descendre par le grand escalier, et je me précipitai du haut du toit : les vertèbres de mon cou furent brisées, et mon âme descendit dans les sombres demeures de Pluton. Maintenant je t'implore au nom de tous ceux que tu as laissés dans ta chère patrie, au nom de ton épouse bien-aimée, de ton père qui prit soin de tes jours, et de Télémaque enfin, du seul fils que tu laissas dans ta maison; car je sais qu'en quittant ce triste royaume tu dois ramener ton beau navire dans l'île d'Éa. Je te demande, ô roi puissant, de te souvenir de moi. N'abandonne point cette île avant d'avoir arrosé de larmes et enseveli le corps de ton compagnon, afin que je n'attire point

  1. Homère dit : ἐμὲ δὲ χλωρὸν δέος ἥιρει (vers 43) (la pâle crainte me nuisit) ; mais il nous a été impossible de rendre cette phrase eu français : on n'aurait point compris la personnification de la Crainte et l'épithète que lui donne le poète.