Page:L’Odyssée (traduction Bareste).djvu/217

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gnons perdent entièrement le souvenir de leur patrie. Quand elle leur a donné ce breuvage, qu'ils boivent avec avidité, elle les frappe de sa baguette et les enferme dans l'étable ; car mes guerriers étaient alors semblables à des porcs par la tête, la voix, les poils et le corps, mais leur esprit conserva toujours la même force. Malgré leurs gémissements, ils sont enfermés dans une étable. Circé leur jette pour nourriture des glands, des faines et des fruits du cornouiller, seuls mets que mangent les porcs qui couchent sur la terre[1].

» Aussitôt Euryloque accourt vers le sombre navire nous annoncer le triste destin de nos malheureux compagnons. Il veut parler, mais il ne peut proférer une seule parole, tant son âme est émue par la douleur ; ses yeux sont noyés de larmes, et son cœur est plongé dans la tristesse. Après l'avoir interrogé plusieurs fois, Euryloque nous raconte enfin le malheur de nos compagnons :

« Nous traversions la forêt, dit-il, comme tu nous l'avais ordonné ; bientôt nous découvrons, au sein d'un vallon, de beaux palais bâtis en pierres polies et situés sur un tertre élevé. Une femme, déesse ou mortelle, chantait d'une voix mélodieuse en tissant une grande toile ; mes compagnons l'appellent à haute voix : elle accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes, et nous invite à la suivre. Tous les Achéens entrent imprudemment dans cette demeure ; mais moi, soupçonnant quelque ruse, je reste sous les portiques. Maintenant tous mes compagnons ont disparu ; aucun d'eux n'est sorti du palais, et pourtant je suis resté longtemps à les attendre l'œil fixé sur la demeure. »

» À ces mots je suspends à mes épaules un long glaive d'airain enrichi de clous d'argent ; je saisis mon arc et mon carquois, et j'ordonne à Euryloque de me conduire par le même chemin. Mais ce héros embrassant mes genoux de ses deux mains, laisse échapper de ses lèvres ces rapides paroles :

« Fils de Jupiter, ne m'entraîne point malgré moi vers ce palais ; laisse-moi plutôt sur ce rivage. Je sais que tu ne reviendras plus.

  1. C'est à ce passage que l'on doit la plaisanterie des petits cochons larmoyants attribuée à Zoïle et rapportée par Longin (voir les Réfléxions critiques de Boileau, t. II, p. 272, édit. de Daunou).