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» En quittant Ilion, les vents me poussèrent vers le pays des Ciconiens, près la cité d'Ismare. Je ravageai cette ville et je fis périr ses habitants : les jeunes femmes et les richesses furent partagées également entre nous, afin que personne ne restât privé de butin. Puis j'exhortai mes compagnons à fuir d'un pas rapide, mais les insensés ne m'écoutèrent pas ! Ces guerriers, buvant le vin en abondance, immolaient sur le rivage de nombreuses brebis et des bœufs aux cornes tortueuses et à la marche pesante. Pendant ce temps les Ciconiens, en prenant la fuite, appellent à leur secours d'autres Ciconiens, leurs voisins, plus nombreux et plus vaillants qu'eux. Ces Ciconiens habitaient l'intérieur du pays ; ils savaient combattre du haut de leurs chars, et attendre leurs ennemis de pied ferme. Dès le point du jour ils accourent, et ils sont innombrables comme les feuilles et les fleurs qui naissent au printemps. Alors la funeste destinée de Jupiter s'attache à nous, malheureux Achéens, pour nous faire souffrir encore bien des maux ! Les Ciconiens, rangés près des rapides navires, nous livrent de sanglants combats ; et tour à tour nous nous attaquons avec nos lames d'airain. Durant toute la matinée et tant que s'élève l'astre sacré du jour, nous résistons à nos ennemis, et nous bravons la supériorité de leur nombre ; mais quand le soleil s'incline et ramène l'heure où l'on délie les bœufs, les Ciconiens font plier la faible armée des Grecs. — Chaque vaisseau perdit six combattants, mais les autres guerriers échappèrent à la mort.

» Nous nous rembarquons, heureux d'éviter le trépas, mais le cœur navré d'avoir perdu nos compagnons. Cependant nos navires ballottés par les îlots ne s'avancent point avant que nous n'ayons appelé trois fois les malheureux guerriers qui périrent sur ce rivage vaincus par les Ciconiens[1]. Alors Jupiter, le dieu qui commande

  1. Chez les anciens, quand les guerriers étaient forcés de laisser les corps de leurs compagnons en terre étrangère sans leur avoir donné la sépulture, ils les appelaient trois fois, afin que leurs âmes revinssent dans leur patrie. Pindare (Pythior., IV) et Théocrite (Idyll., 15) font allusion à cette coutume. Eustathe va plus loin, il raconte que les Athéniens bâtissaient des cénotaphes pour ceux qui avaient péri ; car on pensait alors que les âmes revenaient lorsqu'on les appelait trois fois. Virgile (Aen., III et VI) parle de cette ancienne coutume.