Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
3
INTRODUCTION


l’avenir. Les prêtres, les poètes, les lettrés se sont offerts à satisfaire ce besoin puissant. Les Chinois ont leurs annales, comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la Bible. L’Inde n’a rien.

L’exception est si singulière qu’elle a dès l’abord provoqué la surprise et suscité des explications. On a surtout allégué, comme une raison décisive, l’indifférence transcendantale de la pensée hindoue : pénétré de l’universelle vanité, l’Hindou assiste avec un dédain superbe au défilé illusoire des phénomènes ; pour mieux humilier la petitesse humaine, ses légendes et ses cosmogonies noient les années et les siècles dans des périodes incommensurables qui confondent l’imagination, saisie de vertige. Le trait est exact ; mais, dans l’Inde comme ailleurs, les doctrines les plus hautes ont dû s’accommoder aux faiblesses incurables de l’humanité. Les inscriptions commémoratives et les panégyriques sur pierre qui jonchent le sol de l’Inde prouvent que de longue date les rois et les particuliers ont pris soin de leur gloire future. Les longues et pompeuses généalogies qui servent fréquemment de préambule aux actes royaux montrent même que les chancelleries dressaient dans leurs archives un historique officiel de la dynastie. Mais le régime politique de l’Inde condamnait ces matériaux à une disparition fatale. Si les peuples heureux n’ont pas d’histoire, l’anarchie aussi n’en a pas ; et l’Inde s’est épuisée dans une perpétuelle anarchie. Les invasions étrangères et les rivalités intestines n’ont jamais cessé d’en bouleverser la surface. Parfois, à de lointains intervalles, un maître de génie pétrit dans ses mains robustes la masse amorphe des royaumes et des principautés, et fait de l’Inde un empire, mais l’œuvre meurt avec l’ouvrier ; l’empire se disloque et des soldats de fortune s’y taillent des états de rencontre. Trop grande pour se prêter à une monarchie, l’Inde manque de divisions naturelles qui assurent un