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VIE ET LITTÉRATURE

dépister le mensonge par une extraordinaire sagacité. Mais cela même ne l’irritait point : « Le pauvre diable, nous disait-il ensuite avec son délicieux sourire, le pauvre diable a cru me tromper. Je lisais la fausseté sur son visage, je la devinais au tressaillement d’un petit muscle que je connais bien, là, à l’angle des lèvre ; elle m’apparaissait par l’ambiguïté de ses yeux. À un moment, j’ai failli me trahir. Bah ! Il est malheureux tout de même ! »

L’homme parti, il notait de la conversation ce qui lui avait paru singulier et digne de mémoire. Et sa mémoire même était infinie, car, malgré sa myopie, à plusieurs années de distance il se rappelait un nom, une figure, un geste, un tic, une parole. À un de ses anciens condisciples du lycée de Lyon, qu’il n’avait pas vu depuis trente ans, il demanda tout à coup : « Vous avez bien encore sur l’ongle d’un pouce, je crois, cette petite marque sanglante qui m’étonnait quand vous écriviez ? »

Ses souvenirs les plus vifs étaient ceux de ses émotions qu’il nous restituait avec une fidélité intégrale. J’ai dans les oreilles le récit d’un incendie, où les flammes crépitaient encore, où se poursuivaient en désordre des silhouettes de femmes demi-nues et de pompiers. Il se montrait, aspergeant, aspergé, une lance à la main. Il avait dix ans. « Reste-là, petit » lui avait dit un