Page:Léon Daudet – Alphonse Daudet.pdf/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
ALPHONSE DAUDET

penseur ont-ils, dans ma cervelle impressionnable, acquis subitement cette valeur réelle ? Mon père a compris mes terreurs. Je ne lui ai presque rien dit, mais il a vu naître en mes regards quelque chose de trop dur pour un adolescent. Alors, il me prend comme autrefois. Il m’approche lentement ; et lui, déjà rempli de sombres présages, me célèbre la vie en termes inoubliables. Il me parle du travail qui ennoblit tout, de la bonté rayonnante, de la pitié où l’on trouve un refuge, de l’amour enfin, seul consolateur de la mort, que je ne connais que de nom, qui va bientôt m’être révélé et m’éblouira d’allégresse. Que ses paroles sont fortes et pressantes ! De cette vie, où je m’aventure, il fait un radieux tableau. Les arguments du philosophe tombent un à un devant son éloquence ; cette première et décisive attaque de la métaphysique allemande, il la repousse victorieusement.

Depuis cette inoubliable soirée, je me suis gorgé de métaphysique, et je sais qu’un subtil poison s’est glissé par là dans mes veines et dans celles de mes contemporains. Ce n’est point par le pessimisme que cette philosophie est redoutable, mais bien parce qu’elle nous écarte de la vie et submerge en nous l’humanité. Je regrette amèrement de n’avoir point fixé le discours de mon père. Il serait, pour beaucoup, un réconfort.