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HIER ET AUJOURD’HUI

Lorsqu’ils sont partis, on parle d’eux avec admiration.

Puis mon éducation commence. Mon père et ma mère la font tout entière. Voici seulement deux souvenirs :

Nous sommes à la campagne en Provence, chez nos amis les Parrocel. Par une matinée admirable, vibrante d’abeilles et de parfums, mon compagnon a pris son Virgile, sa couverture et sa courte pipe. On s’installe au bord d’un ruisseau. L’horizon d’une clarté divine, où tremblent des lignes dorées et roses, se rehausse de fins cyprès noirs. Mon père m’explique les Géorgiques. Voici que la poésie m’apparaît. Et la beauté des vers, et le rythme de la voix chantante et l’harmonie du paysage pénètrent mon cœur d’un seul coup. Une immense béatitude m’envahit, je me sens tout gonflé de larmes. Comme il sait avant moi ce qui se passe en moi, il me serre dans ses bras, il augmente le prodige et prend part à mon enthousiasme ; je suis ivre de beauté.

Maintenant, c’est le soir. Je rentre du lycée après plusieurs classes de philosophie. Notre maître Burdeau vient de nous analyser Schopenhauer avec une incomparable puissance. Les images noires m’ont labouré l’âme. Positivement, j’ai mordu là au fruit de la mort et de la détresse. Par quelle disproportion les mois du sombre