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NORD ET MIDI

tincelle primordiale, nous occupa souvent. Mon père pensait que, dans son explication du « Corbeau », Edgar Poe a forcé la note, imaginé après coup : « Je crois que, chez les créateurs, il se fait, à leur insu, des accumulations de force sensible. Leurs nerfs surexcités enregistrent des visions, des couleurs, des formes, des odeurs dans ces réservoirs demi conscients qui sont les trésors des poètes. Tout à coup, sous une influence quelconque, une émotion, un accident de la pensée, ces impressions se rejoignent avec la brusquerie d’une combinaison chimique. Chez moi-même cela s’est généralement passé ainsi. Je restais des mois et des mois à ordonner une pièce ou un livre qui surgissaient, en une seconde et dans leurs détails, devant mon esprit stupéfait. Plus l’imagination est ardente, plus ces tableaux sont brusques et soudains. L’œuvre entière de Balzac bat la fièvre de la découverte et de l’instantanéité. »

Je lui faisais remarquer que c’est là un état de rêve « second », que, chez les poètes, la réalité et le souvenir, les vivants et les fantômes se traversent et se déforment perpétuellement, ne gardant en commun qu’une sorte de puissance lyrique, qui agrandit les traits, les paroles, les paysages, et provoque l’enthousiasme. Mon père ajoutait : « Ce don lyrique, cette énergie intime ne sont