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LE MARCHAND DE BONHEUR

ses bons jours, nous pouvons espérer des mots admirables, de ces mots qui sortent involontairement de la passion dominante, comme Balzac en trouve pour ses moments dramatiques »…

On sonnait, c’était le « vaniteux ». Avant même de s’asseoir, il commençait aussitôt par nous entretenir de ses succès, nous vanter sa famille et lui-même, faire ressortir les différences de situation, la tristesse de la maladie « qui contraint les plus actifs à rester dans leur fauteuil, les prive d’une gymnastique nécessaire au cerveau ». Mon père a souvent fait la remarque que la vanité, l’orgueil excessifs aboutissent à la cruauté. Les « moitrinaires », comme il les appelait, perdent toute notion sociale et morale, ne s’attendrissent plus que sur eux-mêmes, et ce qui, dans l’univers, offusque leur débordante personne leur paraît mériter toutes les catastrophes.

Cependant le « vaniteux » continuait. Il en était à l’attendrissement, jouissant de sa propre santé par le spectacle de l’ami malade. Mon père alors l’interrompait. Il affirmait ne s’être jamais mieux porté : « La gaîté me revient, je fume ma pipe, heureux symptôme ! Je travaille admirablement. Prochainement j’irai à Champrosay. Là, dans la verdure et le soleil, il est certain que j’aurai terminé mon livre avant deux mois. » L’autre faisait la grimace… Tout à coup, sans transition