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LE MARCHAND DE BONHEUR

qu’on ne saurait l’imaginer. Je ne fus pas le seul à en subir le charme. Elle a tant d’inflexions, et si douces, qu’il semble que plusieurs personnes, qui toutes vous seraient chères, s’adressent à vous chacune avec un accent particulier.

La seconde cause est une souplesse qui lui permet d’entrer dans les vues de celui qu’il veut persuader, de se confondre avec sa nature et de l’amener au parti le plus sage par des chemins où l’on se retrouve. Cette qualité-là fait le grand romancier, le créateur de types. Au fond de tout génie, il y a de la séduction.

Ainsi je m’explique l’horreur de la tribune qu’avait mon père. Son action était ce qu’il y a de plus opposé à l’art oratoire. Nul artifice, nulle hypocrisie. Il gagnait un esprit ; il n’eût pu gagner une foule. À celle-ci, il faut le discours d’Antoine dans ce Jules César de Shakespeare, que nous lûmes tant de fois, sans épuiser notre admiration.

À l’individu, un autre discours conviendrait mieux, celui, par exemple (que rapporte si magnifiquement Agrippa d’Aubigné), de l’amirale de Coligny à son hésitant époux, la nuit, tous deux couchés, tandis que retentit le tocsin des massacres.

Là encore je retrouve la marque chrétienne. À l’éloquence antique, la religion du pardon et du