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LE MARCHAND DE BONHEUR

« Carrières brisées », voilà un en-tête de chapitre… De terrifiants bouts de dialogues : « ce que je redoute le plus, Monsieur, les moments où je ne souffre pas. Alors mon imagination travaille, je vois mes espérances à bas, l’amour, l’avenir… Hélas ! » Parfois un sourire, une parole comique éclairent ces affreux tableaux. Une phrase-aveu, telle que la foudre, illumine pendant un instant les arcanes d’un être, ce labyrinthe où se perd jusqu’à l’observation intime.

De là était venue à mon père cette idée qu’il m’exprima souvent : « Si réaliste que l’on soit, on recule devant le réel. Les discours que l’on tient, les vanités que l’on recherche, les passions où l’on se rue, tout cela parade devant la baraque. Il y a un fond que l’on n’ose point remuer, une vase qui n’a pas de nom, molle et fangeuse, où sont les ébauches de tous les vices, de tous les crimes, qui n’arrive même pas au confessionnal du prêtre. Serait-il possible de plonger une fois là-dedans ? Je me le suis demandé. Imaginer alors un endroit secret, ténébreux, une clinique pour maladies des yeux, par exemple, où les personnages, couchés les uns près des autres, dans l’obscurité complète, ignorant leurs noms, leur âge, presque leur sexe, ne devant jamais se revoir, pourraient s’exprimer librement, avouer ce qui les tourmente, de lit à lit et comme à tâtons. »