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et enfin une « chose » si bien qu’il a pu s’appliquer non seulement à une affaire, mais à un « objet » et que chose est devenu l’un des mots les plus vagues de toute la langue française. Le même mot, emprunté, sous forme savante, à la langue spéciale de la scolastique avec le sens de « cause », qui était le sens général du mot en latin, a passé aussi dans la langue commune, mais avec une valeur de plus en plus imprécise et sert à désigner non plus la cause efficiente ou la cause finale, mais tout motif d’action : à cause ? équivaut à « pourquoi ? » dans la langue populaire. Et ceci n’empêche pas que, au barreau, il n’existe un mot cause, emprunté au latin par les juristes, auquel on garde son sens premier latin « d’affaire judiciaire » ; toutefois comme le terme appartient surtout aux avocats et ne désigne souvent une affaire qu’en tant qu’elle est confiée à un avocat, un mot cause signifiant « affaire à plaider » a passé en français commun, et toute personne qui défend un parti s’attache à la bonne ou à la mauvaise cause ; de nouveau on se trouve très loin du point de départ du sens du mot.

De même que l’emploi dans une langue particulière détermine un changement de sens, l’emprunt fait par les langues générales à une langue particulière en détermine donc un autre dans un sens tout différent. Et ce n’est qu’une conséquence de la manière dont s’établit le sens des mots. M. Wundt, Sprache, 2e édit., vol. II, p. 484 et suiv., montre bien comment un mot ne désigne pas nécessairement une idée générale : pour chaque individu, le mot ne désigne même le plus souvent que certains objets particuliers, qui font partie de son expérience. Mais le mot sert en même temps à d’autres membres de la communauté pour lesquels il désigne d’autres objets plus ou moins semblables ; il se dépouille par là de tout ce qu’il a de particulier, pour ne garder d’autre rôle que celui d’indiquer les seuls caractères communs à tous les objets désignés par le mot dans un groupe social donné ; l’enfant qui apprend le mot chien est naturellement porté à ne l’appliquer qu’au chien de la maison, et c’est seulement au fur et à mesure qu’il entend ce même mot appliqué à d’autres animaux qu’il lui ôte son caractère concret et lui attribue une valeur générale. On voit par là que la valeur générale des mots est, dans une très large mesure, un fait social, et que la généralité du sens d’un mot a souvent chance d’être proportionnée à l’étendue du groupe : dans le patois d’un village de pasteurs, le chien est par excellence le chien de berger ; mais dans une